Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de René Daumal à Jean Paulhan, 1934 Daumal, René (1908-1944) 1934 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1934 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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[1934]

Oui, c’est bien dommage que nous ne puissions maintenant nous « mettre à ttable » autour de la grosse question. D’ailleurs il est difficile de le faire sans faire du bavardage, des échanges de discours, des assauts dialectiques et rhétoriques. Il faudrait d’abord faire ttable rase de tout ça (philosophie, métaphysique, goûts, croyances...) au moins provisoirement, ce qui n’est pas si facile qu’on croit : le faire intellectuellement, oui, c’est facile, mais tout cet appareillage idéologique vous tient aussi au corps, au cœur. Avant qu’un tel nettoyage ne soit fait complètement, bien sûr, on peut examiner de loin, avec des jumelles, le pays à parcourir – à condition de ne pas oublier qu’on n’y est pas encore. Et de temps en temps, si l’un se sent chargé de force, qu’il jette un défi aux autres, et on se battra avec profit, pourvu qu’un au moins ait un peu de force réelle (c’est bien se battre, car même seul on se battrait, ou avec l’ange pour le mieux). Règles du combat (entre autres) : admettre que toute question d’un des adversaires lui est utile, s’efforcer d’y répondre honnêtement (i.e. sans mensonge à soi, toutes feintes, ruses, etc. étant permises si l’utilité peut être démontrée.) Oh zut, je vois que j’ai eu la fièvre. Enfin, je vais essayer d’abord de répondre à vos questions ou affirmation, pour faire du matériel.

I. le « langage Baudelaire - Breton »

et « [le langage]Sainte Beuve – Prévost »

non, je ne vois pas bien clairement cette distinction, ni surtout son intérêt pour notre recherche. Pour moi, ça serait perdre mon temps. Il est vrai que la discussion est surtout pour ARR [André Rolland de Renéville]. Il est vrai aussi que si l’on est un peu honnête, on ne peut que se déclarer insatisfait de toute littérature [rature] – si l’on y cherche la plus profonde et complète satisfaction. Je pense que vous ne comprenez pas dans « littérature » les Ecritures sacrées (insatisfaisantes au sens opposé où l’on ne peut s’en rassasier) : ou alors il faudrait en reparler. Mais ttable rase, oui.

II. recherches étymologiques  : il ne s’agit pas de ça exactement. Mais de recherche des connexions réelles dans la langue que nous parlons et écrivons entre les mots, images, concepts, mouvements, attitudes, etc., de moyens de rendre du poids aux mots fatigués. La prétendue « science étymologique » est bien peu apte à les revivifier. Meillet a beau faire : le sens latin de religio ne peut plus revivre dans notre religion (sauf par des artifices assez obscurs comme de dire : une religieuse relique, – et encore!), c’est un autre mot. De même, il m’importe peu que fesser vienne ou non de fesse  : le fait est que dans notre langue les deux mots sont étroitement parents ; de même legs (surtout avec la tendance à prononcer le g ) et léguer. Les mots peuvent ainsi quitter leur famille et en adopter une autre.

Mais tout cela est encore de petit intérêt : de telles recherches sont pour moi avant tout pratiques, de métier, m’aident à emmailler des chaînes de mots selon d’autres ordres que déjà tout faits, pour les charger de telle ou telle valeur. Ainsi le rapprochement connaître – con-naître n’a aucune valeur sinon fait poétiquement, dans un texte en forme, pour déclencher chez le lecteur un certain mouvement d’idées voulu par moi ; le cas ici est privilégié en ce que le rapprochement est traduisible en plusieurs langues indo-européennes. À ce titre, les recherches des Kabbalistes, leurs jeux de mots – celles des textes post-vêdiques, les combinaisons verbales du Nir ukta hindou (ce qu’E. Senart appelle, à peu près comme vous, de la « philosophie par calembours »), et même les exercices verbaux du Cratyle, tout cela a beaucoup plus de valeur pour moi que l’ « étymologie » prétendue scientifique. Celle-ci en effet considère toute langue comme une donnée morte (c’est en cela seulement, en ce qu’elle traite des produits, non de la production, qu’elle mérite le nom de science) ; les recherches dont je parle veulent au contraire faire vivre la langue, la créer sans cesse ; elles sont poétiques. Et lorsqu’un de ces rapprochements se trouve le plus adéquat à une idée universelle, on le retrouvera presque toujours dans d’autres langues (il y a 4 ou 5 mots de racines différentes, en sanscrit, qui veulent dire la nuit et ce qui nuit, l’exemple n’est pas bon, j’en chercherai d’autres).

De même, on a beau me dire que le c de science est une erreur, désormais cette erreur a créé un mot nouveau, bien plus parent (même par cet artifice) de scire que de sapere  ; de fait la science, le savoir et la sapience n’ont pas la même saveur dans votre bouche.

Par contre voici des parentés scientifiquement reconnues, mais auxquelles je ne vois pas de fécondité poétique : serf, sauf, seul, solide, soldat, (sauf si, dans le langage en acte, je dis : un solide soldat, sauf dans la solide solitude, etc.)

De même pour : jeu, bon, jour, divin – de parenté attestée -, ici les rapports j eu et bon, bon et jour, sont inutilisables – mais le jeu du jour, le jour joueur, seront de bonnes paronomases.

Autrement dit, pour répondre point par point à vos questions :

je ne pense pas qu’une étymologie ou, disons mieux, un rapprochement de mots, puisse prouver quelque chose d’important.

je ne cherche pas l’exactitude historique des étymologies – ni l’ordre d’apparition de deux formes parentes – je ne choisirai pas entre des étymologies douteuses (je n’ai pas de convictions métaphysiques à flatter). Enfin j’accepte ouvertement de « raisonner par calembours » au sens que j’ai précisé : c’est une petite partie de l’art poétique

ou de la rhétorique, ou de la dialectique sophistique

(l’allitération parallèle à une répétition d’idées, sans aller forcément jusqu’à la paronomase – par exemple.

Je continuerai plus tard, suis fatigué et écrit comme un cochon.