voici un mois que chaque jour mon cœur se serre en pensant que je ne vous ai pas encore écrit aujourd’hui. Ce n’est pas oubli et presque pas négligence : toujours les mêmes histoires : la traduction qu’il fallait finir à toute vapeur (et en même temps je ne peux me résoudre à faire du travail salopé), et je croyais toujours que dans 2 ou 3 jours je pourrais me permettre la joie de vous écrire autrement qu’à la hâte, mais ce délai se multiplia dix fois ; sans compter les jours nombreux où je ne pouvais trouver les dix sous pour le timbre. Enfin, ça s’achève, j’envoie le travail à Parrain par morceaux, et aujourd’hui je vous écrirai.
voici la vie qu’on mène : vers 9h, réveil, et dès 9h½, traduction, jusqu’à 5h, avec un court intervalle pour l’estomac. À 5h, Mme de Salzmann nous vient pour le solfège. Il y a deux Anglaises, l’amie de Ph. [Philippe] Lavastine et Vera qui savent déjà quelque chose de la musique ; et Lavastine qui est presque aussi ignorant que moi. Mais enfin je tâche d’assimiler cette nourriture sonore dont j’avais faim depuis des années, et que personne d’autre que Mme de S. [Salzmann] ne pouvait me donner intelligemment. On étudie moins les sons externes que la structure de sa machine humaine sous l’éclairage du son (puisqu’elle est opaque à la lumière). On tâche d’édifier ou de légiférer avec les selon les nombres sensibles des tons et des accords, des mesures et des rythmes. Quel chaos, et comme ça fonctionne mal ! Comme c’est difficile pour la pointe lumineuse et embrumée de la conscience de se placer exactement à l’étage où elle (je) veux, et de mettre la machine dans le régime voulu – pour qu’alors, de soi-même, elle sonne juste. Mais au moins il y a la possibilité ici d’apprendre plus qu’habileté ou esthétique ; de prendre les nombres ouïs comme instruments d’édification (aedem facere). À 6h, on continue, mais avec les mouvements (y compris l’immobilité active ) de la machine physique, sensitive sentimentale et intellectuelle. C’est encore une heure de plein travail intégral, des pieds à la tête simultanément. Il n’y a pas moyen, c’est vrai, de raconter ce qu’on fait là : même assister à ces « leçons » ne suffirait pas ; il faut, si peu que ce soit, y prendre part. Mais c’est une découverte et des miracles constants. Tout est remis en question : depuis l’action physique la plus simple, comme la marche, jusqu’au fonctionnement réel de l’intelligence ; on est forcé de faire ttable rase et vide (autant que chacun peut), d’être seul avec soi-même (ou qu’on croit ou qu’on a cru tel) et de recommencer, consciemment (mais comme la flamme est vacillante) à mettre un pied devant l’autre, à lever une main, à chercher un mot dans sa pauvre mémoire, à sentir un rythme, un critique », chacun selon les voies qui lui sont propres. Mais tout ça est du bavardage : il faudrait que vous veniez un jour pour voir. Qu’une telle chose existe, en Occident au XXe siècle, c’est déjà assez miraculeux : ou plutôt, c’est de cette logique supérieure qu’on appelle miracle. Le soir, on reprend la traduction. Parfois, on va chez Ph. [Philippe] Lavastine, un peu hors de la ville, au bord du lac, on canote, on nage, on mange et l’on parle du Hassidisme. On parle aussi de Salzmann, on essaie de retrouver des paroles qu’il a dites, qui souvent soudain, prenant leur plein sens seulement maintenant, sonnent vivantes.
Lavastine, je vous ai dit, traduit les livres de Martin Bubber [Buber] sur le Hassidisme. Il a à peu près terminé une partie de la Légende de Baal-Schem, qui est un des livres cardinaux pour nous. Je vous l’enverrai : je crois que la N.R.F. se doit d’être la première à publier ces textes, encore inconnus ici (le livre de Peretz ne donne aucune idée du Hassidisme : c’est une chose de dernière zone, et sans valeur poétique ; par plus que le livre de J. [Jean] de Ménascé « Quand Israël aime Dieu ».)
Lavastine sait assez l’allemand et le français, et surtout comprend la valeur, la puissance directe, la simplicité souvent fulgurante de ces textes, pour être, à ma connaissance, le seul traducteur convenable de Bubber [Buber]. Salzmann, qui connaissait Bubber [Buber], lui a donné de précieuses indications ; il fait ce travail avec une conscience exceptionnelle, et nous nous y mettons tous pour l’aider et parachever ce travail, d’ailleurs très difficile. Dans quelques jours, cette première partie (Hitlahavut, ou De l’Embrasement), sera finie et tapée, il enverra une copie à Bubber [Buber], et je vous en enverrai une. Vous verrez. Je voudrais que Lavastine s’impose tout de suite comme traducteur attitré de Bubber [Buber]. Je suis sûr en tout cas de ne pas trop m’engager en vous disant de songer dès maintenant à faire une place dans la n.r.f. [nouvelle revue française] pour ces textes, et pour un numéro assez proche (le nom de Bubber [Buber] a été dans l’air à Paris ces temps-ci, et j’aurais peur qu’un idiot, ou qu’un non-poète, un [ou] qu’un lyrique s’empare de cette traduction.)
Je songeais, à ce propos (Bubber [Buber] a fait aussi, en allemand, la meilleure traduction, dit-on de la Bible – et la Genèse, en particulier, prend une toute autre allure) à un travail Genèse, comprendrait, dans les meilleures traductions, les principaux récits génésiaques des divers peuples et temps (Australie, Polynésie, Amérique, Afrique…. Babylone… Judaïsme… Inde, Perse, Grèce… etc. etc.) : toujours en tâchant de trouver pour chacun la traduction la plus adéquate. Je pourrais me charger de la partie hindoue ([rature] 4 ou 5 récits) en m’appuyant bien entendu sur les traductions existantes – pour la Bible, il faudrait reprendre le texte hébreu en s’aidant de Bubber [Buber] – pour la Grèce, il y a déjà des traductions assez bonnes, et pour Babylone aussi ; il y a aussi le Mendéisme [Mandéisme] ([rature] passage entre la culture babylonienne et le vieux judaïsme) qui est peu connu et très intéressant. Et je pourrais m’occuper de rassembler, choisir, annoter s’il y a lieu, les autres textes. Ensuite viendraient la Chute, ou la Haine (les guerres entres les hommes et les (ou le) dieu(x) (Adam, Jacob, Prométhée, etc.) – le Déluge (ou les Déluges) (Bible, Purânas, Manou, Gilgamesh,
Dès ma traduction finie et payée (c-à-d. [c’est-à-dire] je pense la semaine prochaine), je me mets en quête d’une manière de vivre à Genève. Mme de Salzmann va en effet s’y installer et y ouvrir des cours dès le début de septembre, et nous voulons travailler ensemble longtemps et d’aussi près que possible. Elle veut commencer à Genève pour consolider et développer le petit noyau d’élèves qu’elle a déjà, former des élèves qui puissent l’aider en divers sens, et ensuite seulement, venir de temps en temps, pour une certaine durée, à Paris, à Londres, etc. – de façon à avoir des réalisations à montrer d’emblée – Je vais donc chercher dans le domaine de l’enseignement (dans une école privée ou internationale), des leçons particulières – conférences – et dans le journalisme. L’important est que je me fasse à Genève des relations, surtout dans le monde international. J’ai pensé à Thibaudet : que fait-il exactement à Genève ? croyez-vous qu’il pourrait m’être utile ? et si oui, pourriez-vous me dire quand il y est et comment l’atteindre ? Merci. C’est assez burlesque de s’installer à Genève. Quelle ville ! une lenteur telle qu’on dirait que tout va Ne crachez pas…, mais non, ça continue, ils n’en finissent pas d’arrêter de se mouvoir. Et quelle bonté, qui sue de partout : Société pour la Protection de la Jeune Fille, Société Humanitaire Zoophile (sic), etc. Il m’est arrivé, comme faisaient faisait Dada, de secouer dans ma cervelle des mots hétéroclites et de les accoupler : je n’ai jamais eu plus de réussite qu’avec les mots : humour et suisse. Impossible de « réaliser » cette association de mots. Mais vous comprenez pourquoi je veux être à Genève. Peut-être aurez-vous une suggestion ou une recommandation à me donner.
Ici pas d’animaux très intéressant[s] : deux ou trois variétés d’épiciers dijonnais (Homo mercantilis var. balneans ; var. urinopathicus ; var. aquabibens var. pyjamescus [seu?] rufijambus ; [symbole masculin] et [symbole féminin] de chaque var. [variété], communément répandus le long du lac, sur les bancs et aux cafés – Homo helveticus, var. constipatus, var. seriosissimus, var. oleovox etc., passim – Homo belgicus, var. calvissimus, qqles spéc [quelques spécimens]. Quant aux espèces indigènes, plus sympathiques peut-être, c’est Homo savoyardus, var. olens , var. pediculifer, etc. – Sur le lac, des mouettes, parfois des cygnes en famille ; j’oubliais encore, parmi les primates, bon nombre d’Ecclesiasticus catholico-romanus, var. philopedes, var. velocipedicus grazalardus. Mais c’est à peu près tout. Et à Port-Cros ? Et vous deux, comment allez-vous ? Ce serait un peu insolent de ma part de me montrer impatient d’avoir de vos nouvelles, mais tout de même.
J’ai encore à vous demander ceci : je n’ai pas demandé explicitement qu’on m’envoie la N.R.F. à Évian ; je n’ai pas encore vu le n° [numéro] d’août. Je suppose que vous écrivez souvent à Mme Simon ou à qui de droit : si oui, voudriez-vous demander qu’on m’envoie la revue ? Je n’ai encore rien fait pour le prochain n° [numéro]. J’ai peur qu’il ne soit trop tard, mais pourtant je vous enverrai quelques choses (une note de Vera sur le film Black Magic qu’elle a vu à Londres, en tout cas). Je vous écrirai encore bientôt. Avez-vous vu les Supervielle, et Michaux, dans votre île ? Si vous avez l’un d’eux à portée de voix, saluez-le vigoureusement. J’ai encore bien des choses à vous dire, mais il y a déjà assez pour vous faire désirer un repos, jusqu’à la prochaine. Excusez-moi de toutes mes questions ; mais dites-moi au moins comment vous allez. Je vous écrirai bientôt sur la lettre-circulaire à Renéville et moi, à défaut du corrobori qui n’a pas eu lieu. Il y a beaucoup à dire. Je vous serre les mains à tous deux
chez Mme Allemand
5, rue de Clermont
Évian-les-Bains (Hte Savoie [Haute-Savoie])