Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1950-08-08 Elsen, Claude (1913-1975) 1950-08-08 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1950-08-08 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
8/août [1950]

Reçu de Jean Grenier un mot aimable (et flatteur) à propos de ma dernière chronique de la Table (où je le citais).

Carrefour a posé à une 50aine [cinquantaine] de « personnalités » la question : « Croyez-vous à la guerre ? » Certaines des réponses sont ahurissantes de candeur. Dans le genre : « Non, je n’y crois pas, parce que ce serait trop affreux si j’y croyais... »La réponse la plus brève et la plus nette est celle de von Choltitz : « La guerre éclatera entre octobre et février ». La plus drôle (involontairement), celle du couturier Jacques Fath : « Je ne peux pas me permettre d’y penser : j’ai trop de responsabilités à assumer… Mais les événements actuels m’ont, en tout cas, inspiré une collection plus sobre que les années précédentes. » Marcel Rochas n’y croit pas non plus, parce qu’il se sent « inspiré », alors qu’il ne l’était pas en 39…

Pour moi, j’essayais d’expliquer que ma hantise présente n’est pas provoquée par la peur mais par l’incertitude. C’est assez différent.Chaque fois (et cela m’est arrivé quelques fois) que j’ai été dans le cas d’avoir réellement peur, je me suis aperçu (avec étonnement, car je me croyais plutôt lâche) que je me comportais très convenablement, et non sans calme.Mais j’abomine les perspectives troubles, les situations aux données imprévisibles : avant qu’elles se réalisent complètement, le doute où l’on est, la tentation que l’on a d’imaginer plusieurs solutions possibles et d’envisager toutes les attitudes à adopter, cela est détesttable. Surtout, je crois, dans ma présente situation, qui d’une part me donne à imaginer un tas de dangers et de complications supplémentaires, et d’autre part m’interdit de décider librement du comportement à adopter.Comprenez-vous cela ?

Mais à quoi bon…

Revenons à nos propos sur l’art. Dans l’apologue de la perdrix, je vois ceci : il s’agit « non d’un signe de perdrix, mais de la perdrix elle-même », parce que l’un et l’autre ne font qu’un, objectivement. Mais c’est parce que le « signe » existe aussi dans votre esprit à vous, chasseur, que vous tirez dessus (si c’était un corbeau ou un pigeon, vous ne tireriez pas). Dans l’œuvre d’art valable, il me semble que la fusion ou l’adéquation du signe et de la chose signifiée sont du même ordre : si l’œuvre est valable, je ne doute pas que la perdrix soit perdrix. Si non, je puis voir en elle un corbeau – ou le contraire. Je n’ai pas ce doute ou cette hésitation avec Braque. Je l’ai parfois avec Vlaminck, par exemple.En musique, c’est pour moi plus net encore : Mozart ou Bach ne laissent pour moi aucune place au doute (ni Vivaldi, que je viens de « découvrir » avec ravissement). Mais chez Beethoven parfois (et beaucoup d’autres encore plus sûrement) je sens ce hiatus entre le signe (la forme, dirons-nous pour simplifier) et la chose signifiée, qui me paraît soit peu importante, soit franchement inexistante,- comme si la perdrix n’étais plus qu’un corbeau couvert de plumes de perdrix…

Je vous trouve sévère pour Malraux. Oui, sans doute, l’art devenu son propre objet, pour lui, c’est cela que vous dites. Mais je ne crois pas que « cela veut dire : je renonce à chercher ce qu’il signifie ». Simplement, il me semble que cette recherche n’entrait pas dans le cadre de sa Psychologie de l’art : ce serait plutôt l’objet d’une métaphysique ou d’une philosophie de l’art moderne – dont Jean Paulhan a esquissé une ébauche notamment dans certaines pages sur « L’espace sensible au cœur » ou sur Braque, que j’ai lues…Et ne me dites pas qu’il y a contradiction dans le fait que je parle de métaphysique alors que pour Malraux voit dans « l’art devenu son propre objet » un art qui soit « vidé de la passion métaphysique » : la signification métaphysique de l’œuvre d’art n’est pas nécessairement voulue ou exprimée consciemment par l’artiste. Est-ce parce que Mozart n’a pas sciemment mis dans son Don Juan tout ce qu’on a pu y découvrir par la suite que par exemple l’interprétation qu’en donne Pierre-Jean Jouve (dans un livre de premier plan, à mon sens) est gratuite ou fantaisiste ?Encore qu’il soit difficile de tenir le monde pour une œuvre d’art, il existe comme une œuvre d’art – et nous savons que plusieurs interprétations de sa signification sont possibles : celle des chrétiens et celle des athées absurdistes ou non-finalistes, pour prendre les plus sommaires. Une seule de ces interprétations a pourtant un sens et une valeur réels, et c’est pour celui qui la fait que le signe et la chose signifiée se confondent effectivement. Mais j’ai peur que tout ceci soit passablement confus. À vouloir trop simplifier, schématiser…

J’en suis au chapitre d’Homo eroticus sur « Le point de vue de l’Objet ». Au fait, vous en ai-je dit le plan définitif ? À titre documentaire, je le joins à cette (déjà longue) lettre. Les chapitres « cochés » en rouge sont écrits. Les autres sont entamés ou en voie d’achèvement. J’ai imaginé l’Appendice 3 (Le « dossier » Don Juan) d’abord pour éviter de trop nombreuses ou trop longues citations ou références dans le corps du texte, ensuite pour étoffer le livre, que je craignais un peu court.(Vous ne m’avez pas dit s’il était souhaittable que je m’excuse de mon retard auprès de G.G. [Gaston Gallimard] et lui demande quelque délai.)

Votre amiClaude Elsen