Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1958-08-08 Elsen, Claude (1913-1975) 1958-08-08 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1958-08-08 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
le 8 août [19]58 Mon cher Jean,

Je ne suis jamais allé en Angleterre, et je crois bien ne connaître qu’un anglais : Angus Wilson – ce qui me défend évidemment de porter un jugement sur la race (si race il y a). A priori, je ne sais pourquoi, je préfère les Américains. Ceux que j’ai connus de près où de loin étaient extrêmement sympathiques (exception faite pour Roosevelt – et les deux policiers militaires qui m’ont quelque peu passé à tabac lors de mon arrestation, en Allemagne ; il est vrai que c’étaient deux juifs allemands naturalisés).Cela dit, autant que j’en puisse juger, il me semble que le Français-moyen se montre, lui aussi, assez volontiers « incapable de comprendre que vous ne soyez pas français ». Je l’ai souvent senti, bien qu’il n’y ait pas entre lui et moi l’obstacle de la langue.

Comment expliquer ceci ? J’ai une montre-bracelet qui, depuis un mois, marche impeccablement sauf lorsque je la porte. Dès qu’elle est à mon poignet, elle se met à retarder de vingt minutes par heure – et se remet à marcher avec une précision chronométrique dès que je l’enlève. S’agirait-il d’une allergie ? (Pendant dix ans, cette montre avait marché très normalement.)

Avez-vous lu le très curieux livre d’Aimé Michel « Mystérieux objets célestes » (Éd. [Éditions] Arthaud) ? J’ai lu à peu près tout ce que l’on a publié sur les « soucoupes volantes ». C’est la première fois que je suis réellement troublé par un ouvrage de ce genre. L’auteur se garde, au départ, de prendre position pour ou contre l’existence des « soucoupes », pour ou contre leur origine, si elles existent. Il s’est contenté de relever tous les récits et témoignages recueillis en France, à leur sujet, depuis 1952, et publiés dans la presse, au petit bonheur. Eh bien, en portant sur la carte ces témoignages sans aucun lien entre eux , il apparaît que de leur rapprochement naît un ordre géographique et géométrique. C’est extrêmement curieux.Mais il faut que vous lisiez ce livre.

Je suis, de nouveau, dans une de ces périodes relativement sereines durant lesquelles je prends mon parti de ma condition, des besognes auxquelles je suis obligé et de tout le reste. Je veux dire : durant lesquelles je réussis à ne pas penser à ce que j’aimerais faire, et que je ne puis pas faire – bref, à ne pas trop penser à moi… Cela durera ce que cela durera (généralement 15 jours ou 3 semaines tous les 2 ou 3 mois…)

Il y a beaucoup de bonnes choses, dans la dernière NRF [Nouvelle Revue Française] : notamment l’étude de J.P. [Jean-Paul] Weber sur Poe, la critique de cinéma de F.N. [François Nourissier?] – et, comme toujours, la revue des revues et des journaux, le Mois, etc.Mais : 1° Blanchot exagère énormément le rôle néfaste d’Elizabeth Forster-Nietzsche (c’est une question que j’ai étudiée d’assez près : cette dame s’est, en réalité, contentée de maquiller une dizaine de lettres de Nietzsche pour servir sa propre « gloire » et d’assembler dans un ordre un peu arbitraire les morceaux de la Volonté de Puissance  ; cela dit, elle n’en a pas déformé le sens ni la lettre, et Nietzsche se proposait bien d’en faire un grand ouvrage cohérent, dont il a laissé plusieurs plans) ;2° me trompé-je en trouvant tout ce que fait Dutourd d’une lourdeur, d’une épaisseur assez accablantes ?3° je trouve D.A. [Dominique Aury] bien indulgente pour Bleu comme la nuit . Il me semble que Portrait d’un indifférent était beaucoup plus réussi, disait exactement la même chose en beaucoup moins de pages. « Bleu comme la nuit témoigne que la littérature est pour certains le seul oxygène possible », écrit-elle. Oui, à condition de mettre « littérature » entre guillemets, de prendre le mot dans son sens péjoratif (comme on dit : « Tout ça, c’est de la littérature... »). Ne trouvez-vous pas ? Peu de livres, ces années-ci, m’ont donné un tel sentiment de gratuité, d’inutilité, même si elle est admirablement parée…

Je crains un peu que mes Métamorphoses de Don Juan ne se soient égarées en chemin… Ce n’est pas bien grave. Le livre paraît le 15 septembre (ou le 20). Il se présente assez bien (je veux dire : du point de vue bibliophilique).

Il fait, depuis trois jours, un temps détesttable. Se cela s’arrange, nous vous ferons signe aussitôt, pour que vous veniez nous revoir.

Nous vous embrassonsClaude

PS – Pauvert a publié une Technique de l’érotisme de Lo Duca dont je vous aurais bien proposé de parler dans la NRF [Nouvelle Revue Française] – mais je me souviens qu’une note sur L’érotisme au cinéma , du même, dont j’étais l’auteur, ne passa jamais, bien qu’ayant été composée. (Au fait, ne vous serait-il pas possible de m’en retourner le texte ou l’épreuve ? Merci d’avance)