Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1958-07-14 Elsen, Claude (1913-1975) 1958-07-14 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1958-07-14 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
le 14/7/[19]58 Mon cher Jean,

En rangeant des dossiers, j’ai ouvert celui où, depuis dix ans exactement, je conserve vos lettres. Pourquoi, moi qui ne garde presque aucune lettre (pas plus de 3 ou 4 par an), ai-je gardé toutes les vôtres ? C’est d’abord – indépendamment de leur intérêt – que de notre rencontre en 48 date pour moi le début de quelque chose. Il me paraît, quand j’y songe, que ma vie se partage en deux : un « blanc », je dirais mieux : un « noir » de trois ans, ces trois ans où je fus, anonyme, solitaire, clandestin, une espèce de mort-vivant dans ce Paris encore un peu hostile où j’attendais , sans trop savoir quoi.En 1948, votre amitié si vite chaleureuse, attentive, agissante m’a fait me raccrocher à une existence que j’avais de bonnes raisons de tenir pour fichue. Et c’est cela que vos lettres me rappellent – cela, c’est-à-dire : les visites matinales que je vous faisais avant d’aller chez Lang, les projets que nous faisions ensemble (vous vous rappelez : Comœdia , etc?…) et ceux que vous m’encouragiez à faire, le fait que vous m’ayez présenté à G.G. [Gaston Gallimard] (ce qui me permit, en 50, de quitter Lang, grâce à l’ « avance » sur Homo eroticus ), que sais-je…Le malheur a voulu que, lorsque je crus tout arrangé (ma situation réglée, mon mariage possible), j’aie à compter avec l’extravagance des gens de Plon, qui me fit me retrouver dans un état d’insécurité matérielle dont, pratiquement, je ne suis plus sorti depuis. Ce que vous appelez mon « pessimisme » est venu de là : voilà quelque chose comme six ans qu’il ne m’est guère possible de penser à autre chose qu’aux moyens d’assurer notre subsistance et aux besognes qui me permettent de le faire (médiocrement).Il n’en reste pas moins, mon cher Jean, que sans notre rencontre et sans votre amitié, je ne sais pas trop où j’en serais aujourd’hui – ou je ne le sais que trop : les choses seraient en tout cas pires qu’elles ne sont… Il serait injuste et déraisonnable de ma part de ne pas le reconnaître, même s’il me vient un certain accablement de mener cette existence besogneuse, de n’avoir pas su trouver (ou retrouver) une stabilité matérielle m’assurant l’indispensable liberté, l’indispensable paix de l’esprit sans lesquelles il n’est pas dans ma nature de goûter la « volupté d’être »…Au demeurant, ce certain « pessimisme » que vous me reprochez, il me semble que tout m’y prédisposait. Je relisais, il n’y a guère, un petit livre que j’ai publié à vingt-trois ans – ce Journal d’un fantôme que je vous ai donné à lire il y a huit ou neuf ans, et vous m’écriviez alors : « Ce petit ouvrage est de ceux dont on s’aperçoit plus tard qu’ils expliquent merveilleusement l’œuvre qui les a suivis (mais à les lire d’abord , on les trouve trop secs, et inexplicables) ». Voilà qui me paraît étonnamment juste – à ceci près que « l’œuvre » que ce Journal eût pu expliquer a posteriori est manifestement destinée à ne jamais prendre forme… Mais n’explique-t-il pas, aussi bien, ce silence  ? À mes yeux, en tout cas, lorsque je relis ce petit livre qu’à quelques détails près je signerais encore aujourd’hui.Tout cela pour vous dire que mon « pessimisme » d’aujourd’hui ne me semble nullement insolite, ni allant à l’encontre de ma « vocation » naturelle, si j’ose dire. Il arriva que j’en sois détourné par une certaine forme d’action (avant et pendant la guerre), par la chaleur de quelque amitiés (dont la vôtre, tout particulièrement), par la découverte (à 37 ans) de l’amour ; mais la démarche de mon esprit devait , je crois, m’y ramener tôt ou tard. C’est Renan, n’est-ce pas, qui disait : « Il se peut que la vérité soit triste » ? Tout se passe comme si j’avais passé ma vie à vérifier cette hypothèse – et à me convaincre de son bien-fondé…Mais voilà un bien long bavardage…

Moucky compte vous téléphoner (ou à D.A. [Dominique Aury]) un de ces prochains jours. Nous aimerions vous avoir ici bientôt.

Bien affectueusementClaude