Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1958-07-10 Elsen, Claude (1913-1975) 1958-07-10 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1958-07-10 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
jeudi 10 juillet [1958] Mon cher Jean,

Pour Don Juan, merci… Serait-il possible que vous indiquiez quelque part (en P.S. ou en note, à la fin de la rubrique « Le mois », comme vous faites parfois) que ce texte constitue la préface d’une édition conjointe du Trompeur de Séville de Tirso de Molina et du Dom Juan de Molière qui paraîtra en septembre au « Livre-Club du Libraire » ?

À vrai dire, Golo n’est pas seul à nous empêcher d’aller à Gilly. Il y a aussi mon travail (deux livres à traduire d’ici la fin de l’année). Il y a encore – tout à fait entre nous – que nous aurions partagé ce séjour avec François Nourissier, ce qui ne me souriait qu’à demi. Mes relations avec lui sont un peu incertaines depuis deux ou trois mois. Je me fais décidément assez mal à ses perpétuels caprices et virevoltes. Je ne suis pas certain non plus de goûter énormément la « danse de séduction » à laquelle il se livre auprès de Paul et Lily.

Ce que vous appelez mon « pessimisme », mon cher Jean, mieux que personne vous devez en deviner la nature. Il tient en partie à la mienne (de nature). Il tient aussi aux conditions de mon existence depuis dix ou douze ans. Il m’a fallu choisir entre gagner (modestement) ma vie ou écrire ce que j’eusse aimé écrire. Les deux étant inconciliables, le choix n’allait malheureusement que trop de soi. « Composer » n’a jamais été mon fort. De plus en plus, depuis 44, j’ai eu le sentiment d’être déplacé , d’être de trop dans cette après-guerre. De là à se replier sur soi-même, à choisir le silence, le non-agir, à se retirer d’un jeu dont, pour le jouer convenablement, il faudrait pouvoir feindre d’accepter les règles…De 1944 à 195…, et malgré l’insécurité de ma situation, le fait d’avoir échappé à la mort, à une mort stupide m’a procuré une espèce d’euphorie. Ensuite, j’ai pris peu à peu conscience du fait que ce sursis n’avait peut-être pas beaucoup de sens, que tout se passait un peu comme si j’étais quand même mort en 1944 – puisqu’il me fallait repartir de zéro et qu’en même temps on ne m’autorisait pas tout à fait à repartir de zéro : j’avais quand même « un passé », j’avais quand même quarante ans, j’étais quand même « marqué » et tenu dans une certaine suspicion, je n’étais quand même pas tout à fait libre de dire (ou d’écrire) ce que je pensais, il me fallait quand même demander ma subsistance à des besognes obscures et fastidieuses. Dans ce cas, ne valait-il pas mieux se résigner à « être encore dans le monde mais à n’être plus du monde » (comme dit Ruttenbeck) ?C’est ce que j’ai fait. Depuis trois, quatre, cinq, six ans, je vis de plus en plus comme on scie du bois : machinalement, sans trop y croire, sans attendre grand-chose. Je ne suis pas seul dans ce cas. Il m’arrive de revoir trois ou quatre amis de jadis chez qui j’observe la même évolution, la même résignation. Tout le monde n’est pas soutenu par l’orgueil qui immunise un Robert Poulet contre la tentation du refus, du détachement, du silence du non-agir… (l’orgueil et le « tonus » vital).

Bien affectueusementClaude