Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1956-04-04 Elsen, Claude (1913-1975) 1956-04-04 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1956-04-04 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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mercredi 4/4/[19]56 Mon cher Jean,

Je viens de lire votre article de la nrf [Nouvelle Revue Française ] sur Nuptial . Il eût été difficile, me semble-t-il, de parler de ce livre plus adroitement. J’ai été moi-même un peu embarrassé d’avoir à le faire dans la Table Ronde , il y a un mois ou deux, à la demande de R.P. [Robert Poulet] lui-même, pour qui vous connaissez mon amitié, qui ne me facilitait pas les choses. Car, à la relecture, ce livre que j’avais lu en ms. [manuscrit] en 49, m’est apparu d’une assez grande naïveté, par cela même qu’il se voulait audacieux, et d’un lyrisme frôlant parfois, avouons-le, le ridicule. Voilà ce que je ne pouvais pas dire. J’envie la subtilité avec laquelle vous avez su souligner la « vertu » et le « sérieux » (un peu sermonneur) de l’auteur.Où je vous suis moins (et, bien sûr, où je suis moins encore R.P. [Robert Poulet]), c’est lorsque vous voulez inséparables, indissociables l’une de l’autre les faces de l’amour. « Et pourtant – dites-vous – il est difficile de les accepter toutes deux, de n’y reconnaître qu’un seul événement. Faut-il dire que c’est impossible ? » D’abord, je lui en vois non pas deux, mais trois faces, si j’ose dire : la passion, l’érotisme, et ce que j’appelle « l’autre amour » faute d’un mot qui serait à inventer pour définir ce mélange d’amitié et de tendresse qui fait un amour partagé, sans passion, où le plaisir et l’érotisme ont leur place mais une place somme toute secondaire, contingente, je dirais presque accessoire (au même titre que d’autres goûts ou appétits communs).Mais j’entends bien que les « deux faces » que vous voulez indissociables sont l’amour-passion et l’érotisme, et c’est ici que je m’insurge. Car s’il est probable que l’amour-passion se nourrit de désir (de désir plus que de plaisir, et même de désir insatisfait ou inassouvi, essentiellement) et ne saurait s’en passer, le contraire n’est pas vrai. Et l’objet du petit livre auquel je vous ai dit que je songeais serait même, dans mon esprit, de montrer justement que l’érotisme peut fort bien se passer de toute illusion « sentimentale », de tout levain « amoureux », sans pour autant devenir une chose mécanique et pauvre. Malraux a déjà avancé une idée du même genre dans sa préface à Lady Chatterley – malheureusement l’exemple était mal choisi car Lady Chatterley est un assez méchant livre, où il s’agit beaucoup moins d’érotisme que de sensualité, de sexualité, et d’une sexualité tout de même assez fruste. Pour en revenir à Nuptial , il me semble que R.P. [Robert Poulet], s’il lui arrive de parler d’une manière assez émouvante de l’amour, lui veut justement des liens trop étroits avec l’érotisme. La valeur d’exemple du couple qu’il met en scène est tout de même suspecte, ne serait-ce que par le fait que ces époux viennent de se retrouver après une longue séparation. C’est ne pas tenir compte, me semble-t-il, du rôle de la durée (donc de l’habitude, de l’accoutumance et, partant, forcément d’une certaine usure du désir) dans les rapports physiques entre deux êtres qui s’aiment. R.P. [Robert Poulet] condamne sans appel tout recours à, toute intervention de l’érotisme à l’état pur dans ces rapports. Voilà où sa « vertu » me gêne, et son côté « moralisateur ». Je crois, pour ma part, que même dans un amour de cette sorte (la plus belle, la plus vraie ) l’érotisme peut être accepté, accueilli, voire cherché comme un « piment » remplaçant celui de la passion – ou celui du lyrisme poétique, chez R.P. [Robert Poulet]Il me souvient à ce sujet d’une conversation que nous avons eue naguère, Moucky et moi, avec Robert et Germaine Poulet. Il y était question d’un couple de nos amis, où l’épouse a des « amies » au su de son mari, sans que celui en prenne ombrage. La chose scandalisait R.P. [Robert Poulet], et non moins le fait que je ne la trouvasse pas du tout horrifiante pour ma part. Germaine P. [Poulet] et Moucky, de leur côté, me parurent beaucoup mieux comprendre que, si je n’admettais pas l’idée que celle que j’aime me « trompât » avec un homme (en raison des implications affectives de la chose), ne m’effrayait pas du tout l’idée qu’elle pût me « tromper » avec une femme. Probablement parce que, sur le plan de l’érotisme à l’état pur (ce plan où, à mes yeux, l’affectivité n’intervient guère), je ne crois pas beaucoup à ces notions de « fidélité » et d’ « infidélité », indissociables aux yeux de R.P. [Robert Poulet] de toutes les formes de l’amour physique.Mais je n’en finirais pas, et j’ai peur d’être un peu confus (il est très tard et j’ai pas mal travaillé…).La note sur Simenon vous convient-elle ?

Nous vous embrassonsClaude