CORRESPONDANCE c.7
c.6 M. Henri Ghéon nous écrit
1 jeu à l’auteur
Un jour je « n’aime pas la vérité » ; un autre j’ « annexe » Shakespeare ; aujourd’hui, c’est Mozart. J'en passe – et je pourrais laisser passer. Mais cette fois mon « honnêteté » est en cause. J'ai le devoir de la défendre, même et surtout contre un très cher ami.
Dans ses dernières Pages de Journal (N.R.F. du 1er Août) après quelques aménités sur la revue Vigile qui l’ennuie, André Gide écrivait :
« Je lis pourtant avec attention et presque avec plaisir le Mozart de G. (c’est moi-même. Si C. (Charles du Bos, je crois) prend connaissance de ces pages, lui qui présente à Mozart une fin de non-recevoir, il ne pourra se retenir de penser qu’il n’est pas un des arguments de G. qui ne se puisse retourner contre sa thèse. Car, enfin, ce parfait danseur, à la Niezsche, s’il « joue » toujours, et divinement, artiste accompli, comment ne point penser qu’il a « joué », le sentiment religieux de ses Messes, et jusqu’à cette gravité soudaine, point très différente de celle d’autres parties de son oeuvre très délibérément olympienne ? (ou de l’initiation franc-maçonne dans la Flûte Enchantée.) On lui demandait Jupiter. »
« C. se montre ici, me semble-t-il, bien plus perspicace et plus... honnête que H.G. Mais H.G., ne pouvant renoncer à Mozart, l’annexe, comme C. tente d’annexer Keats, auquel il ne peut tout de même pas renoncer. »
Gide est bien bon de souffler à Charles du Bos les objections qu’il pourrait me faire. En attendant, c’est lui qui parle et je n’ai affaire qu’à lui.
Le morceau paru dans Vigile set l’introduction d’un ouvrage de six cents pages dont je corrige les épreuves actuellement ; il m’a coûté trois ans d’efforts. Avant de s’en prendre à ma thèse (??) il eût peut-être été prudent de patienter.
Si j’ai laissé entendre dans mon préambule que la notion de jeu était pour moi la clé unique de l’art mozartien je consens à battre ma coulpe. L'importance même que j’y attache m’aura entrainé à simplifier et à forcer une pensée que le livre nuancera.
Du moins, croyais-je avoir suffisamment précisé, distingué les deux sens du mot jeu appliqué à Mozart. Gide en les confondant n’a pas de peine à me confondre. Je mettrai les points sur les i.
Il y a le jeu-danse. Il y a le jeu-comédie. Le premier expansion de l’être, sincérité et spontanéité ; il ne manque pas. Le second au contraire a pour fonction essentielle de feindre.
joué comme personne les sentiments qu’il n’avait pas : il a joué aussi – discrètement, à sa manière – avec ceux qu’il avait : je dis avec. Toute la question est de savoir (comment en être sûr ?) si dans ses oeuvres de musique sacrée il a joué la foi ou avec sa foi.
On peut jouer avec sa foi. David a dansé devant l’arche. En fait-on argument contre elle ? La danse de David ressortissait au « culte de louange », celui que l’on nous dit « le plus agréable à Dieu », car la douleur qui est un manque, le doute qui est une faiblesse, l’inquiétude qui est une imperfection ne portent sur lui aucune ombre. Voilà un parfait danseur, à la Nietzsche que « celui-ci, aveuglé par son athéisme, était incapable de concevoir.
On ergote depuis des siècles sur les divers aspects du christianisme de Rome, sur ses antinomies, sur ses inconséquences, tantôt joyeuse et tantôt sombre, tantôt soucieux, tantôt [enivré?]. Il est docile à toutes nos humeurs ; il assume le tout de l’homme (même le péché – qu’il efface) des Pensées de Pascal au Cantique des Créatures ; de la foi triste de Charles Du Bos (au dire d’André Gide) à la mienne... qui ne l’est pas ; de jeu des Anges, à la danse des Bienheureux. Or, c’est de quoi à ses moments les plus subtils, dans ses merveilles les plus dépouillées, le seul Mozart a réussi, avec parfois l’Angelico, à me donner, de loin, l’idée et état surhumain, peu m’importe au fond qu’il le feigne s’il l’évoque. Mais le feint-il ?
Ce qui rend plutôt, à mon sens, Charles du Bos hostile, imperméable à l’art mozartien, c’est, dans la pensée qui nourrit cet art, l’absence totale de problèmes. Mozart est le contraire d’un critique ; c’est un créateur. Mozart est le contraire d’un penseur ; c’est un [vivant?]. Telle qu’il l’a reçue il a pris la vie : au complet la terre et les ciel, les hommes, la nature et Dieu ; et la mort, « cette amie de l’homme » (comme il en écrit à son père) qui n’ouvre sur le néant. Le refrain de ses lettres, quinze ans durant, sera l’abandon à la Providence, et l’enseignement franc-maçon, alors imbu d’idées chrétiennes, ne fera plus tard qu’exalter en lui cette disposition naturelle et surnaturelle [mots illisibles] par l’éducation. Son art ne nous paraît ni libre, ni gratuit que parce que son âme est parfaitement assurée contre les coups du sort et les risques de la pensée ; il n’a rien à crain
J'ai tourné, retourné tous les documents authentiques dont il nous soit déjà permis de faire état, en me méfiant des « on-dit ». Je n’ai pu échapper à cette évidence. On les lira tout au long dans mon livre, si l’on ne recule pas, comme Gide, devant l’ennui. On verra alors si je triche, si je sollicite les textes, si je glisse sur les erreurs, les défaillances, les obscurités, sur l’esprit mondain... ou païen, si je ne fais pas à l’indifférence la part qui lui revient chez ce chrétien inconséquent. On verra comment je l’annexe.
On dirait vraiment que la foi enferme le croyant (sur le plan esthétique) dans ce dilemme stupide et sommaire renoncer ou annexer. Le croyant est heureux de trouver chez ceux q'il admire l’écho de sa foi, voilà tout. Renoncerai-je à Raphaël, à La Tour ou à la Fontaine sous prétexte que dans leurs oeuvres je ne trouve pas l’ombre d’un sentiment religieux ? L'art qui, selon Gide, est du diable, est, selon moi, dans ses parties positives, de Dieu ; il est donc annexé tout entier une fois pour toutes et je n’ai à me mettre en peine d’aucun racolage particulier. Juger un Liaisons Dangereuses qui sont bien de tous les chefs d’oeuvre le plus diaboliquement pernicieux.
Un point reste à régler
« On lui demandant des Messes, écrit Gide, il en fournit. » C'est juste « Personne ne réclamait de lui Jupiter. »
Non Jupiter spécialement, tout au moins une symphonie (1) ; il est inadmissible qu’en ce temps de misère, Mozart se soit payé le luxe de faire ce qui lui plaisait. Presque jamais il n’en eût les moyens.
Toutes ses oeuvres, il faut y insister, à très peu près, une vingtaine exceptées sur six cents, messes, opéras, symphonies, musique de chambre, sérénades, furent dictées par la commande. Il ne regimbait pas, ça lui était égal, il n’avait aucun esprit propre. On le verra chômer, vers la fin de sa vie, faute de clients à servir.
Presque jamais il n’a fait ce qu’il a voulu, voulu ce qu’il a a fait... Mais je dis presque. Car voici une exception. La plus mémorable peut-être, eu égard à la qualité, à l’importance de l’ouvrage qui devait en sortir. Mais Gide, ici, joue de malheur, c’est une messe, la plus puissante, la pllus pure, la plus savante, la plus pathétique, l’égale des Quintettes, de Jupiter, de Don Juan,
Note : On sent du reste que le titre n’est pas de lui. On pourrait dire aussi bien Dieu le Père ; celui-ci est puissance, majesté et sérénité – et la grande fugue du finale pourrait s’interpréter comme un acte de foi. Passons.
de la Messe en si de Bach – et qui n’a plus profond dans le recueillement de l’allégresse.
A vingt-six ans, épris de Constance Weber (c’était au temps de l’Enlèvement du Sérail) Mozart « se promit dans son coeur » s’il la conduisait à Salzbourg, en qualité d’épouse auprès de son père (celui-ci s’opposant à leur union) d’y faire exécuter une messe inédite – une messe d’ »action de grâces » dirions-nous. Surmené, débordé, il l’entreprit pourtant ; s’il ne l’acheva pas, ce fut faute de temps ; ou parce qu’il y avait mis tout ce qu’il souhaitait d’y mettre : ou parce qu’il en avaiat assez, il est coutumier du fait ; il n’y manque, à vrai dire, que la fin du Credo et l’Agnus Dei. Telle qu’elle un énorme bloc, un grand chef d’oeuvre. Personne ne la réclamait, encore moins que Jupiter. N'en attendant de gloire, ni de gain, il tira de son amour, de sa foi, de son espérance.
L'image étroite – perfection, tendresse ) que la postérité se forme de Mozart, masque le chef-d’oeuvre de plus de cent ans. Offusquée par l’éclat profane des Noces, de Don Juan et, si l’on veut, des Symphonies, la Messe en ut mineur, dut attendre 1901 pour reparaître au jour – et Paris 1932 pour l’entendre. Ce fut cet hiver, au conservatoire, grâce à la Société d’Etudes Mozartiennes, qui s’'applique depuis deux ans à restituer la figure complète du maître, méconnue encore en partie de mozartiens
Pour une fois, une des rares fois, où il a parlé en son nom, de par sa volonté délibérée, a-t-il menti ?
Je pose la question. J'attends sans crainte la réponse. Si je me suis trompé, la Messe inachevée m’excusera. Je plaide uniquement à l’honnêteté de ma pensée. - Voici un humble exemple de cette Vérité partielle, « la seule, écrivait Gide, que nous puissions « saisir » (N.R.F. 1er juin 32) une humble vérité de fait, saisie dans le monde tangible. Mais quoi ? Le scepticisme n’en a-t-il plus le monopole ? Celui qui s’y attache avec un soi si pointilleux est un homme qui croit naïvement, insolemment, à la Vérité Supérieure.
Je dois donc à André Gide, je n’ai garde de l’oublier, mon initiation à Mozart – et du reste bien d’autres choses. Aux dernières pages de mon livre j’en témoigne comme il convient. Après plusieurs années d’étude, de recherches, c’est à mon tour de l’éclairer. Qu'il reçoive ou non mes [clartés?] je ne vois pas de plus digne façon de lui manifester mon amicale gratitude.
Pages de Journal auxquelles elle répond. Pour ne pas perdre de temps et surtout par égards pour lui, j’envoie copie de ma réponse à Gide.
A vous mon souvenir bien cordial et mes remerciements anticipés.
maison neuve
pas Montagne (Girdonde)