Timisoara (Banat), 1 sept.[septembre] 1929
Adresse : Mr. I. Constantinescu
Piaţa St. Arhangheli 21
Braïla
Je vous ai écrit avant hier, vous répondant à une lettre et à un télégramme qu’on m’a fait suivre de Paris. Aujourd’hui je reçois (directement) votre lettre du 23 août, avec la mise au point définitive, qui liquide les questions secondaires, mais qui demande un supplément d’informations littéraires documentaire.
Je vous réponds dans l’ordre, vous priant de compléter les textes respectifs et de les modifier comme je l’aurais fait moi-même, car, ne pensant pas publier l’Affaire Roussakov comme un tout indépendant, j’ai écrit sans tenir compte des vides qui se rapportent aux développements précédents.
1) Svirtsiéva ou Sviertsieva ? } Svïertsieva
2) Kolganov ou Kalganov ? }Kalganov (en russe on l’écrit avec o, mais on prononce a)
3) L'affaire de la spéculation sur les chambres demeure loue les chambres aux deux Komsomolki ? Est-ce que louer une de ses chambres est, en URSS, spéculer ? } Roussakov est le locataire soviétique qu’on peut appeler chef de l’appartement. Il ne loue pas aux membres du Jakt (Coopérative de Logement). Et les deux Komsomolki sont des membres du Jakt. Aussi, il ne fait que porter aux Jakt l’argent d’un loyer que le Jakt seul fixe à ses membres. Il n’est qu’un intermédiaire. Mais Roussakov a le droit de louer la ou les pièces que le Jakt met à sa disposition pour augmenter son gagne-pain, à condition qu’il meuble la pièce qu’il loue à un particulier. En ce cas, la [mots barrés illisibles] loi lui permet de doubler le prix fixé par le Jakt pour cette pièce. Plus que doubler, c’est spéculer. Or, Roussakov sur les 10 roubles que lui coûtaient la seule pièce qu’il louait, n’avait ajouté que 5 roubles. Par simple humanité.
4) Vous dites que Roussakov est révolutionnaire, mais non communiste. Qu'est-il donc ? S'il est trotskiste, pourquoi ne pas le dire ? } Il y a des milliers et des milliers de Roussakov révolutionnaires non-communistes. On leur doit le plus beau côté de la réussite de la Révolution et la plus propre. Les marins rouges qui, en 1920 (ou 21) ont crié à Cronstadt que les Soviets n’existent plus et qui ont été massacrés, pour avoir vu clair dès cette année-là, ont été presque tous des jeunes Roussakov. Pour eux, le trotskisme ne vaut pas plus que le stalinisme.
5) Les allusions au « communisme qui pille et viole la ville de Smolensk », celui des « Kabouki » à la mayonnaise répandue sur les fesses, celui des Komsomols qui s’amusent à la Smolensk, etc. } Je le dis dans mon livre, presque tout aussi brièvement qu’ici : entre mille scandales publiques, celui de Smolensk battit tous les records. Le voici : depuis 2 ans, les plus hautes autorité de cette ville, – magistrature, milice, Guépéou, les maîtres de la presse locale,
Même année, les Kabouki. Ce nom, qu’il ne faut pas confondre avec celui d’un théâtre japonais, est composé des initiales des noms des membres du comité du syndicat du bâtiment de Moscou. Ils avaient fait une « ligne de la joie » : orgies, débauches, sur le compte de la caisse. Une nuit, affolé par la vodka, ils font irruption dans la rue, hommes et femmes, hurlant et se barbouillant réciproquement avec de la mayonnaise du [mot barré illisible] banquet nocturne. 1928. Le milicien les arrête ; et au poste, on constate qu’il s’agit du Comité du syndicat du bâtiment.
Les Komsomols. Tout le Comité des Komsomols de Léningrad est convaincu de dilapidations, vols, viols et même de crime de droit commun. 1928. Procès. Condamnations.
6) page 203 qui était mis pour espionner V. Serge } Roïtman.
7) « Coin de Lénine » } Depuis la mort de Lénine, on a monté, dans toute l’Union et dans toutes les institutions, un « coin » de salle de réunion où Lénine est si bien déifié qu’il ne manque plus que les cierges et la veilleuse. C'est très connu. Pas besoin de note.
8) Victimes du communisme mussolinien ; je cite seul Ghezzi. } Il me serait impossible de les citer tous. Leurs noms n’est pas connu en Europe. Mais Ghezzi est un modèle, dont le cas est populaire, surtout en France et en Allemagne.
Je crois qu’il faudrait éviter les notes, autant que possible. Introduisez plutôt dans mon texte une ou deux phrases qui éclairerait un peu plus le passage.
Et il me semble que c’est tout ce que j’ai à vous dire pour le moment.
Je pars demain dans une longue randonnée, à travers monts et vaux, en une série d’enquêtes fort risquantes, car j’ai affaire à un pays où le crime policier est déclaré « héroïsme » et la brute décoré. Certes, il y a des hommes qui m’estiment, mais les gouvernants me détestent et donneraient beaucoup pour me voir mort. (Si je péris, sachez que je fus un homme honnête et un révolté : c’est tout.)
Écrivez-moi à l’adresse que vous voyez en tête de cette lettre. Toujours recommandé.
Oh, si les hommes de cœur d’Occident savaient ce qui se passe sur la terre. Ils ne dormiraient plus.
Votre amicalement