Je vous imagine à Port-Cros et j’y adresse ma lettre avec un plaisir religieux. J'aime tant penser que vous avez échappé au Bottin pour deux mois et que vous respirez sur un sommet. C'est sans doute ce qui vous permet d’avoir cette belle écriture, si maîtresse d’elle-même. N'oubliez pas que j’ai vu, en pleine hiver, la lune se lever face à votre vigie. Alors quel silence et quelle altitude ! Je suis du coeur ma lettre montant par ce chemin de mulet vers ce fort, fermé comme un cloître et mystérieux comme un blockhaus abandonné par des héros de Stevenson.
Je suis touché que vous ne m’oubliiez pas. J'ai fait au printemps un grand voyage en Afrique, pour les affaires de mon père, comme dit l’Evangile. J'ai vécu un mois à Dakar et je suis descendu jusque sur la Côte d’Ivoire. Je n’ai pas rapporté une seule note écrite ; sans doute suis-je peu sensible aux détails pittoresques et ne peut-on rapporter de ces pays sans forme que l’émoi très subtil et très puissant que finit par imprimer la monotonie de l’Espace et du Temps. C'est d’ailleurs un très beau sujet de réflexion et de poésie, mais qui demande du recul. Si je peux l’accomoder [accommoder] bientôt en langue française je vous le proposerai avec plaisir.
Je regrette votre discrétion dans le concert de la nrf. D'autant plus que votre Guerrier appliqué, qui aurait été si bien reçu ici, n’est pas venu jusqu’à moi. Ou mieux encore, cette étude sur la Poésie que Commerce a publié, je crois, pendant mon absence. Suis-je incorrect ? Pardonnez-moi. Je ne voudrais pas sembler un quémandeur et je ne suis pas bibliophile.
Supervielle est-il rapatrié au fort François Ier ? J'aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles. A l’occasion, dites mon souvenir et mes respects à Marcel Henry et à Madame Balyne, anges protecteurs de votre île. Car je suppose que les craintes que Jean Grenier exprimait dans la nrf se refèrent à une période révolue ?
Je vais rarement à Paris, ou du moins j’y vais en courant pour des affaires de famille ou pour des réunions métallurgiques. Mais à l’automne prochain j’irai vous rendre visite dans les jardins suspendus de la rue de Beaune.
Merci de votre sympathie à laquelle je réponds bien vivement
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9, quai Turenne
Nantes