Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Paul Léautaud à Jean Paulhan, 1950-03-21 Léautaud, Paul (1872-1956) 1950-03-21 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1950-03-21 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Le mardi 21 mars 1950 Mon cher Paulhan

Je suis au regret. L'état de ma vue, qui me cause déjà tant de soucis dans mon travail, ne me permet pas de lire une aussi longue lettre. C'est déjà beaucoup pour moi de vous écrire celle-ci.

Je bornerai ma réponse au mot déloyauté qu’elle contient dans son début, mot un peu excessif et qui me surprend de votre part, étant donné tant d’années d’excellentes et très amicales relations.

Je vous rappellerai d’abord que ce n’est pas moi qui vous ai demandé de collaborer aux Cahiers de la Pléiade. Je n’ai jamais fait dans ma vie une seule demande de cette sorte. C'est vous qui avez eu la gentillesse de m’inviter à vous donner quelques pages de ce fichu Journal.

J'étais donc le maître de mon texte. Je n’avais pas moins eu le procédé cordial, tout naturel de ma part à votre égard, de vous prévenir qu’il y avait dans ces pages un morceau peu aimable pour le Cahier que je venais de recevoir (à ce moment). Vous devez vous rappeler que vous vous êtes mis à rire et à me répondre que cela n’avait aucune importance.

Voilà pour un premier point.

Voici le second :

Madame Dominique Aury a bien voulu, à un moment, venir à Fontenay, accompagnée d’une jeune dactylographe pour « taper » les textes en question. Tapage exécuté de telle façon, avec un tel désordre, une telle fantaisie, une telle inobservance de la disposition des textes, sans compter mots sautés et fautes d’orthographe, qu’après avoir essayé de le remettre en état pour la composition, j’y ai renoncé, fichant le tout dans un coin, jusqu’au jour que j’aurai le courage de faire moi-même une nouvelle copie à la plume.

Tout cela, encore, [n’était?] qu’une mésaventure qui est courante avec ces créatures dénommées dactylographes et qui feraient sérieusement mieux de se mettre vendeuses, femmes de ménages, ou cuisinières.

Le point sérieux est celui-ci. Madame Dominique Aury, ayant entre les mains ces trois tapages à la machine de cet ensemble de fragments du Journal, a été mettre des tiers au courant de ce que tel fragment ou tel autre contenait les concernant, vous même, pour ce passage des Cahiers de la Pléiade, Jean Denoël pour un passage le concernant lui et Marie Laurencin. Je maintiens qu’elle a commis là une indiscrétion, et qu’elle a abusé ma confiance en elle, et que personne, qu’elle et moi, n’avaient à connaître le contenu de ces fragments. Je m’étais promis de le lui dire à notre première rencontre. C'est ce que j’ai fait jeudi dernier. Elle m’a fait cette réponse : mais puisque ces textes devaient être publiés... C'est bien là une réponse de femme. Justement, puisque ces textes devaient être publiés, elle n’avait pas à divulguer quoi que ce soit.

Il se peut qu’on me trouve excessif. Il se peut qu’on me trouve mauvais caractère. Il se peut qu’on me trouve pointilleux. Il se peut tout ce que vous voudrez. C'est ce procédé dont je puis bien vous assurer qu’il n’a jamais été mien dans ma vie, qui m’a fait renoncer à donner ces fragments aux Cahiers de la Pléiade.

Une petite rectification, par dessus le marché, à propos de ce que vous écrivez, (toujours dans les premières lignes de votre lettre, les seules que j’ai lues), que « je fais lire mon Journal à droite et à gauche. Où avez-vous vu pris cela. Jamais qui que ce soit n’a rien lu de mon Journal dans sa partie inédite. Quand j’ai un peu de courage, je me mets à chercher quelques fragments passables pour répondre à une demande de publication, comme par exemple le Mercure, ou la Table Ronde, qui attendent depuis plus d’un an. Absolument rien de plus. Et puis, il y a longtemps que je le pense, on exagère beaucoup sur le compte de cet amas de papiers. Moi-même, après si longtemps, je ne sais plus [mot illisible] ce qu’ils contiennent. Je crois bien, même, que c’est ce qui me rend si indolent à m’en occuper. Une bonne partie à mettre au panier, probablement. En tout cas, rassurez-vous : je ne suis tourmenté par aucun scrupules ou état de conscience. Je suis plus solide que cela, une solidité faite de beaucoup d’indifférence.

Cordialement à vous

P.Léautaud