à Mr Jean Guérin
N.R.F.
Pour que vous compreniez le souci que j’ai de vous écrire il faut peut-être que je vous dise d’abord que tout ce qui touche la mémoire de Paul Eluard me rappelle à une fidélité de l’affection qu’il a su si vivement m’enseigner. C'est pourquoi je me sens tenu de vous adresser quelques réflexions que me suggère votre article paru dans le n° d’octobre de la nouvelle N.R.F. concernant l’hommage que la revue Europe a rendu à Eluard.
C'est, dites-vous, un hommage politique. Et à quoi voyez-vous cela ? Vos preuves sont bizarres. Je les prends dans l’ordre. « On n’y rencontre pas un seul des premiers amis du poète ». En effet. « Ni André Breton, ni etc... » Voulez-vous dire que ceux-là seuls eussent été garants du caractère non-politique de l’hommage ? Mais pourquoi ? Parce qu’ils ne font pas de politique ? Ou parce qu’ils font de la si bonne politique (anti-communiste, je suppose) qu’elle transcende toute politique ? Je ne vous saisis pas bien. D'autant plus que vous passez sous silence les textes de Bergamin, de Michel Leiris, de Franz Hellens, d’Henri Mondor, de Jean Cayrol, de Jean Amrouche etc... Mais ce ne sont pas là, sans doute, ce que vous appelez – en soulignant – des « amis essentiels », « ceux qui pendant vingt ans le reconnurent, l’aimèrent, mirent en lui leur confiance et lui donnèrent confiance en lui ». A ces vingt ans il n’y a rien à répondre. Les autres, peut-être n’est-ce que pendant dix ans seulement qu’ils l’ont reconnu, aimé, qu’ils ont mis en lui leur confiance. Encore n’est-ce pas si sûr. Mais je veux bien que ces vingt ans fassent une grande différence. Et moi aussi alors je m’étonnerai de l’absence de ses « amis essentiels » dans cet hommage. Je serai même porté à m’en scandaliser. Mais, s’il vous plaît, au lieu d’insinuer que la faute en incombe à la direction de la revue Europe, je vous suggérerai de demander directement, personnellement, à ces « amis essentiels » pourquoi ils n’ont rien envoyé à Europe. Pourquoi Breton, pourquoi Soupault, pourquoi Jean Paulhan n’ont-ils pas tenu à se joindre à cet hommage ? Il me semble qu’il n’était pas nécessaire d’être communiste pour être reçu par cette revue, puisque j’y ai bien été publié. Je vous avouerai que l’ignoble page parue dans Arts (n° 5-11 décembre 1952) me donne quelqu’idée des motifs de monsieur Breton, entre autres. Mais enfin tant que ces « amis » ne se sont pas expliqués sur cette étrange absence j’essaierai d’éviter de leur prêter – aussi généreusement
Poursuivons. Voici votre grande preuve, il me semble : « un discours de M. Jacques Duclos ». En effet, il y a dans ce numéro, « en tête », comme vous le soulignez, un discours de M. Jacques Duclos. Et je conçois combien vous avez dû être choqué. Ce n’est pas vous qui songeriez à mettre, « en tête » d’un hommage rendu à… disons un autre grand poète, un discours de M. Pinay (ou Laniel). Mais aussi, imagine-t-on M. Pinay (ou Laniel) l’ami d’un poète ? Soyez persuadé que M. Duclos était l’ami d’Eluard. Même s’il n’était pas des essentiels, c’est pour moi une raison suffisante, et je respecte trop Paul Eluard pour récuser à la légère le chagrin de ses amis.
Relisez attentivement cet hommage, Monsieur, peut-être consentirez-vous que ce qu’il présente de politique c’est l’irritation qu’une politique vous cause qui vous le fait si fort exagérer.
Je suis d’autant plus à mon aise pour vous écrire cela que le soin que vous prenez de parler de mes « belles pages » me permet de penser que vous ne porterez pas ma protestation au compte d’un amour-propre d’auteur froissé.
Si, comme je veux le croire, vous jugez mes réflexions fondées, s’il vous arrive de regretter quelques phrases qui vous auront échappé alors que vous n’aviez en vue qu’une revue ennemie et que vous ne songiez que légèrement à Paul Eluard (vous n’avez pas évoqué son regard, sa voix, sa main, pendant que vous écriviez, n’est-ce pas?) je me tiendrai pour satisfait. Si vous croyez davantage, et, par exemple, qu’il convient de ne pas écarter vos lecteurs d’un hommage qui, si inégal qu’il soit à la grandeur d’Eluard, n’en sert pas moins, humblement, sa mémoire, si vous pensez devoir publier l’essentiel de cette lettre, je vous laisse absolumeent maître de le faire.
Croyez-moi, Monsieur, sincèrement attentif.
42 rue du Bac, Paris 7ème