Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Roger Martin du Gard à Jean Paulhan, 1951-05-27 Martin du Gard, Roger (1881-1958) 1951-05-27 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1951-05-27 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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BELLÊME

TEL.28 ORNE

27 mai 51 Cher ami.

Je vous envoie quelques pages à lire, pour que vous me donniez vos impressions, qui m’aideront à réviser ou à confirmer les miennes.

Pourquoi à vous ? Pas seulement parce que j’ai, comme tant d’autres, confiance en votre jugement. Mais parce que je sais que vous avez une douloureuse, une très proche, expérience de la maladie ; et que vous ne pourrez pas être insensible à cette bouleversante méditation d’un malade sur son expérience de la maladie.

Je vous demande le secret. L'auteur ne se doute pas que je commets cette indiscrétion. Il ne l’aurait pas autorisé... Malgré tout, je passe outre.

Je connais Jean Morand depuis plus de quinze ans. Je l’ai connu jeune, bien portant, modeste employé de préfecture, cherchant sa voie, désirant écrire. Je 'lai un peu aidé. J'ai vu, tout à coup, le mal fondre sur lui. En quelques jours, il lui a fallu renoncer à tout, rompre toutes les amarres, se laisser transporter dans un sana, sans grand espoir de guérir. Huit ou dix ans de martyre, envoyé de sana en sana, Dreux, St Hilaire, Leysin, etc.. Vingt fois condamné. Subissant tous les traitements et inventions possibles, dans d’atroces souffrances physiques, surtout morales. Sans ressources, par surcroît, et trop fier pour le dire, pour se laisser secourir. Traité partout en malade pauvre et coûteux, dont la fin tardait au-delà de toutes prévisions. Jusqu’au jour où on l’a renvoyé dans la vie du siècle, en lui assurant qu’il était assez « guéri » pour se défendre seul contre les récidives. Peut-être pour se débarrasser de lui, car la maladie l’avait jeté dans le communisme, et ses opinions le rendaient suspect au corps médical suisse... (L'explication qu’il donne de l’évolution vers le communisme par la maladie, n’est pas la moins curieuse partie du livre qu’il écrit.)

Le plus étrange c’est qu’il vit à Paris depuis deux ans, dans des conditions plus ou moins précaires, et qu’il n’a pas eu de récidive, et que le mal paraît momentanément conjuré !... Il a un emploi de bureaucrate dans une société industrielle, qui lui assure de quoi vivre. Le jour, entre deux coups de téléphone, le soir, dans sa petite pension, il griffonne quelques paragraphes de son livre. Il m’envoie, de temps à autre un ou deux chapitres à lire. Il y parle de ce qu’ils sait : c’est une lente, patiente, obsédante méditation sur la maladie. Chargée d’expérience, car il a toujours vécu replié sur une vie intérieure intense, lucide; Si l’amitié ne m’aveugle pas, je crois qu’il y a dans ces pages un accent personnel – et pathétique - qui ne peut pas laisser indifférent. J'ai lu, comme tout le monde, des livres sur les tuberculeux, des journaux intimes de malades ; il me semble que jamais l’analyse n’a été si loin, ni si aigu le désir de sincérité, le besoin de comprendre le mystère ou phénomène – maladie. Mais je peux me tromper. J'ai peu de compétence en ces matières, j’ai toujours eu bonne santé, je suis peut-être victime de la surprise d’un homme qui se trouve transporté sur une autre planète : tout me surprend, tout me semble inattendu, inédit...

Dites-moi s’il vous semble qu’il y ait là une expérience humaine dont il vaille la peine qu’elle soit aussi minutieusement consignée. Ou bien si un tel document ne peut intéresser que d’autres malades. (C'est ce que paraît penser l’auteur, qui est le contraire d’un présomptueux.)

Et ne m’en veuillez pas trop de vous voler ainsi une heure de votre temps...

Affectueusement vôtre;

R Martin du Gard.

Commencez par le second chapitre, le n°VI, qui est plus au point, je crois, que le n° V.