Nice. 2 sept. 1936
Gentil Paulhan ! Je suis bien touché par votre délicate attention. J'avais pour Dabit une affection très particulière, et qu’il me rendait tout à fait bien. Nous nous sommes revus ici, en mai. Je garde de cette journée de parfait accord, un souvenir très doux. Je suis obsédé, moi aussi, par cette crainte, que vous analysez si bien, de la détresse qui a du le saisir, dans cet hôpital étranger (il avait l’horreur populaire de l’hôpital), si loin de la place des Lilas, de sa petite patrie, de sa mère dont il était resté le gosse, comme à seize ans... Et pourtant, chaque fois que je vois disparaître un être cher, je ne peux m’empêcher d’être content, content pour lui, content qu’il en ait fini avec l’agonie, qu’il n’ait plus à faire cette chose terrible : mourir... Je vous ai rencontré, un jour, devant la maison de Rivière. Il venait de mourir. Je me souviens souvent de cette rencontre, quand je pense à vous. Je crois bien que le meilleur de mon amitié pour vous, date de là.
J'ai vu notre « Petite Dame », ces jours-ci. Les oreilles ne vous ont-elles pas tinté ? Il a été question des Fleurs de Tarbes, si tellement de vous qu’on n’ose pas plus parler d’elles, que de vous-même, subtil, étrange, indéchiffrable ami ! Je sors de cette lecture comme d’une visite chez vous, étonné, séduit... enrichi et perplexe ! J'ai vu, dans un bar du Vieux port, un anamite jouer aux jonchets avec un matelot américain ; ils se servaient du même outil, mais le jaune semblait avoir un aimant au bout des doigts, les pièces venaient à lui, il les sortait sans effort de l’enchevêtrement le plus inextricable, et il ne les regardait même pas quand il les avait tirées du tas ; ce qui l’amusait, c’était seulement de les séparer des autres, de les amenez à lui, une à une, par des glissements inattendus, en jouant avec les difficultés, en commençant toujours par celle qui était sous toutes les autres, celle qu’un joueur ordinaire n’aurait même pas vue. Vous devez être très fort aux jonchets...
Je suis fatigué. Il est temps que j’arrive au bout de ces sacrés bouquins. Le tome 1 paraîtra dans Marianne. Oui... La « petite dame » vous expliquera à quelles pressions j’ai cédé. Hommages et fidèles amitiés.
R.M.G.