Cher ami, votre téléphone me rend confus de n’avoir pas encore répondu à votre lettre du 18. Mais vous ne savez pas – pourquoi, d’ailleurs, ne le sauriez-vous pas, vous aussi ? – combien il est pénible, pour peu qu’on ait « bonne nature », d’avoir toujours à répondre : non…
Il y a, à ce retard, deux autres raisons, et qui se contredisent un peu. La première est que je n’ai pas pris votre offre très rigoureusement au sérieux. L'idée de remplir pendant six mois la N.R.F. de ma prose, pouvait bien m’être offerte « cum grano, par ce pince-toujours amèrement regretté. C'est un truc qui ne « colle » pas avec les Thibault. Il faut en prendre son parti. Ce que valent ces livres ne se laisse pas voir par l’entrebaillement de la porte. Leur nature doit être… panoramique !
Cette fois, plus que jamais, mona tout est : la masse. Ces trois bouquins constituent un compact amalgame de roman, d’histoire contemporaine et d’idéologie politique ; éléments disparates, imbriqués les uns dans les autres, et dont un fragment ne peut donner aucune idée juste ; dont un fragment ne peut que trahir l’ensemble. Vous verrez. Je suis sûr d’avoir raison. Mon premier de la série, l’Alarme, n’est rien, s’il n’est pas intégré dans l’ensemble. Il est lui-même un fragment. Et ce fragment, la revue le fragmenterait encore en tranches de 50 pages, avec des entractes d’un mois. Ce serait du sabotage, cher ami. Si flatteuse que soit
Je ne la regrette pas, pour le plaisir très grand qu’elle m’a causé. Je vis très seul, très oublié, et des gestes comme le vôtre me vont au coeur. Merci. Ce que je regrette, c’est de vous avoir, sans m’en douter, laissé dans l’incertitude, et gêné peut-être dans la composition de vos prochains fascicules. Excusez-moi, et croyez, cher ami « Peut-être », à ma bien fidèle et reconnaissante affection.
Roger Martin du Gard