Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Jean Paulhan à Roger Martin du Gard, 1932-02-18 Paulhan, Jean (1894-1962) 1932-02-18 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-02-18 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Paris, le 18 Février 1932

Roger Martin du Gard

Cher amiLettre de Jean Paulhan à Roger Martin du Gard,

C'est une habitude des écrivains assez émouvante que de signer au petit bonheur toutes les pétitions qu’on leur présent. Leur signature a si peu de poids qu’ils auraient tort d’hésiter. (Il est possible d’ailleurs qu’elle ait peu de poids justement à cause de cette facilité, mais peu importe.) J'ai donc fort bien compris _ et je dirais presque approuvé_ que l’on signât la pétition pour Aragon. Elle offrait pourtant quelques inconvénients.

Elle suivait un manifeste contradictoire et lâche. Si la poésie, comme les surréalistes l’ont toujours prétendu, est un danger redoutable pour la société, l’on est mal venu, le jour où la société esquisse un geste (timide) de défense, à se retrancher derrière l’art pour l’art, et à prétendre que « c’est de la rafale, ce n’est pas sérieux ». L'on est plus mal venu encore à s’adresser pour la défense de cette thèse (et d’Aragon du même coup) à Clément Vautel, à la Fouchardière (qui n’ont pas manqué de répondre à l’appel) et au reste des écrivains bourgeois.

Enfin, si, pour moi, je n’ai pas signé, c’est par un reste d’estime pour Aragon.

Mais me direz-vous, il ne s’agissait que de rire et d’amener ces écrivains bourgeois à se rendre un peu ridicules. _ Eh, je sais bien que telle était l’intention des surréalistes, au surplus ne s’en cachent-ils guère mais, à vrai dire, l’intention la meilleure (si tant est que ce soit le cas) me paraît ici gâtée par l’incohérence de l’appel. Il est trop facile de rendre autrui ridicule si l’on commence par accepter d’être soi-même grotesque. Les surréalistes l’étaient doublement. Tout le monde sait à Paris que le simulacre de poursuite n’était qu’un prétexte à la saisie de Littérature de la Révolution Mondiale et qu’Aragon ne sera pas véritablement poursuivi ; que s’il est poursuivi, il ne sera pas condamné ; que s’il est condamné, il ne sera pas arrêté et qu’enfin l’appel à l’opinion n’a d’autre but que de le réhabiliter auprès des Soviets. Ce manifeste contradictoire n’était guère qu’une petite manoeuvre opportuniste _ Mais c’était la pétition que l’on signait, non le manifeste. _ C'est très vrai et je ne vois pas qu’il n’y ait, je vous l’ai dit, aucune forte raison pour un écrivain de ne pas signer la pétition (étant donné par ailleurs qu’un écrivain signe n’importe quoi, sans que sa responsabilité y soit jamais engagée). Je demandais à Jouhandeau pourquoi il avait donné son nom. Il m’a répondu : « Je ne peux pas voir fesser un enfant qui pleure. » J'aurais pu lui dire que personne ne fessait Aragon.Il aurait eu bien raison de me répliquer qu’il n’était pas maître de ses sentiments, fondés ou non.

Il n’y avait eu en tout cela, il me semble, qu’un seul parti purement absurde à prendre : c’était de rédiger un autre manifeste _ de reprendre à notre compte la contradiction et le ridicule de la pétition surréaliste _ enfin d’aider, par des raisons à nous, à la réussite de la petite manoeuvre dont il s’agit. Je crois que c’est le parti que Gide, hier, se disposait à prendre. J'ai tâché de l’en détourner. Il me dit_et me charge de vous dire _ que j’y suis presque parvenu; Mais c’est votre sentiment que je voudrais connaître.

Je suis à vous très affectueusement.

Si un écrivain peut être inquiété pour ses écrits, c’est une toute autre question que j’aimerais réserver pour une occasion plus sérieuse. (Bien entendu, la réponse variera suivant qu’il s’agit d’Anquetil, d’Oscar Méténier, d’Edouard Dujardin ou de Baudelaire). Puis-je vous dire tout mon sentiment ? Je signerais volontiers une pétition qui réclamerais pour l’écrivain toutes les responsabilités et tous les droits _ jusqu’à celui d’aller en prison. (C'est ainsi que l’entendait Vallès, Zola et quelques autres).

J.P.