Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Roger Martin du Gard à Jean Paulhan, 1932-06-06 Martin du Gard, Roger (1881-1958) 1932-06-06 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-06-06 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Roger Martin du GardIl s’agit d’une lettre de Jean Paulhan.

le 6 juin 1932

Cher ami,

Vos lettres me font grand plaisir ! Merci de me les écrire.

Demain est une toute jeune revue américaine, revue de tout jeunes étudiants, et certes digne qu’on l’encourage. Et votre lettre répondait à une question que l’on me pose plus de dix fois par mois. Donc il était indiqué d’en détacher cette ligne.

Nous avons connu avant la guerre beaucoup de gens qui s’engageaient avec grand courage : il y a eu Gustave Hervé, Remy de Gourmont, et bien d’autres. Quand ils se sont désengagés pour se réengager ailleurs avec la même violence, nous les avons trouvés sympathiques peut-être (ce qu’un écrivain n’a pas du tout besoin d’être) mais un peu niais. Reconnaissez, je vous en prie, que l’engagement importe moins que le choix des idées suivant lesquelles on s’engage. Il y a erreur évidente, une erreur grossière dans le choix de Guehenno, c’est qu’il se prépare (comme on a reproché à certains généraux de le faire) avec ardeur à la guerre de 1914. Si la prochaine guerre n’est pas dès l’origine civile plus que nationale, elle le deviendra dans les deux mois. Songez à l’armée rouge, aux colonies, à Hitler, à Mussolini, à la Chine, au communisme. En refusant de se prononcer sur la guerre civile, Guehenno refuse de se prononcer sur la prochaine guerre.

(Que dis-je, sur tout guerre. Il ne manque pas d’esprits avertis pour être sûrs que la guerre de 1914 était une guerre civile. Julien Benda l’a dit plus de cent fois. Et quand les collaborateurs d’Europe (de la future Europe) Jean-Richard Bloch en tête, sont partis pour le front, n’était-ce pas pour faire une guerre civile ? La distinction de l’offensif et du défensif est d’une clarté lumineuse au prix de celle du civil et du national).

J'ai une grande amitié pour Guehenno, et nous sommes, je crois, tombés d’accord, à peu près, sur tout cela.

Je crains un peu que vous n’apparteniez à la race dangereuse des gens qui pour se faire pardonner leur détachement ou leur inertie de jadis, se précipitent de tous les côtés, préfèrent s’engager à savoir précisément sur quoi ils s’engagent et montrent une bonne volonté capable de tout embrouiller. Quand le jeune Claude Gallimard était boy-scout, on l’a vu un soir se lever de table tout pâle et inquiet. Il avait oublié sa « bonne action » de la journée (c’est un principe boy-scout). Il s’est donc jeté dans la direction de la cuisine d’où l’on a entendu s’élever quelques instants plus tard un grand fracas : il avait voulu aider la bonne à porter une pile d’assiettes. Le rêve de Guehenno est d’aider toutes les bonnes, évidemment, à porter toutes les piles d’assiettes. Je suis pour les assiettes. Et quand vous dites que les temps ne sont plus à éborgner les mouches, et qu’il y a plus urgent à faire, vous me jetez dans l’horreur. Les temps ne sont à rien du temps, et il n’y a rien de plus urgent aujourd’hui comme hier et comme il y a mille ans que de ne pas se laisser bourrer le crâne, d’observer que les pacifiques nous content aujourd’hui les mêmes sornettes que le général Cherfile en 1914, et de tâcher d’y voir clair.

Sur Duhamel peut-être avez-vous raison. Pourtant les notes de Jean Schlumberger et de Dérieux étaient élogieuses, sans restriction. Jean Prévost m’avait promis un article qui eût été élogieux, sans restriction aussi. Il renonce à l’écrire devant les derniers Duhamel. Je ne puis rien y faire. Mais je me suis toujours senti à l’égard de Duhamel, une bienveillance discrète (et même sournoise).

Je suis votre ami bien affectueux.