Hôpital Lannelongue
service 3
Berck-plage (Pas-de-Calais)
Votre lettre m’a fait le plus grand plaisir. Elle est bienveillante et vraiment amicale. Mais vais-je savoir y répondre ?
Savez-vous que je marche ? Depuis un mois. Après un an d’immobilité absolue avec la moitié du corps prise dans un plâtre imaginez ce que furent les premiers pas. Quelque chose d’atroce et de grisant. D'abord aidé par deux infirmières je m’appuyai ensuite sur des béquilles. Mes pieds avaient enflé, les talons étaient douloureusement ahuris d’avoir à soutenir ce corps déséquilibré et qui ne parvenait pas à concevoir sa renaissance. J'étais prodigieusement las. Depuis dix jours cela va mieux. Je marche à l’aide d’une seule canne. J'ai toujours un plâtre mais qui va seulement de la poitrine au genou et ne pèse pas très lourd... Mais à mesure que je progresse la marche m’accapare davantage. Ainsi : ¼ d’heure de marche – 10 minutes
Ou si je pense, c’est promptement et pour un instant seulement … À votre question : « depuis quand êtes-vous poète, etc ? », ceci m’est venu tout de suite à l’esprit : « La poésie qui est comme le sang de l’âme révoltée est aussi le miroir de l’âme paisible. Mais cette paix que j’entends est probablement l’état de révolte le plus beau, le plus harmonieux, le plus riche. La poésie est le vrai refuge de l’âme. C'est son habit des jours de fête ». Après cela rien à faire, la « flamme » n’était plus. Mais que pensez-vous de cette « définition » ?
Oui, n’est-ce-pas, je vous écris d’une manière guindée ?.. Pardonnez mes hésitations. Peut-être qu’à force de ne vouloir pas vous décevoir je perds mon naturel et cherche mes voies alors que je devrais me laisser conduire par elles … Mais heureusement vous dites bien voir ma salle, ma galerie, mon espace. Ainsi comprenez-vous la difficulté que j’éprouve souvent à trouver à ma pensée une expression suffisante … Pour penser je dois me livrer à un vérittable travail ; et cela transparaît ici.
J'ai reçu vos deux livres ; vous ne m’avez pas demandé de faire une note pour celui de Dabit. Mais j’en ferai une pour « les lances rouges » certainement et une autre aussi si vous le désirez pour « faubourgs de Paris ». Mais comptez-vous sérieusement sur ces notes ? Si oui, écrivez-le moi, et je me presserai …
J'écris peu, parce que la marche m’accapare et que les cris de mes camarades et leurs musiques sont des obstacles presque insurmonttables mais quand bien même serais-je dans une chambre, que la nécessité de marcher (et de cette manière cadencée et fréquente) rendrait le travail
Oui, certainement je collaborerai avec plaisir à votre « Tableau de la poésie en France ».
Je crois bien que la N.R.F m’est décisivement fermée, n’est-ce-pas ? Cependant à tout hasard je joins deux poèmes écrits il y a quelques moi, à St Louis. Je les crois bons. Dites-moi si vous consentiriez à les publier. Et, plus simplement, donnez-moi votre avis sur eux...
Puisque je marche ¼ d’heure et me repose 10 minutes, etc... je quitte cette lettre et y reviens. D'où mon impuissance à vous répondre vraiment...
Vous me posez d’ailleurs des questions for graves. Peut-être est-ce que je ne puis pas différencier mon « oeuvre » de moi-même, et que je crois son évolution vassale de l’évolution de ma « conscience » ; et j’entends l’évolution de mon style aussi... Je vous dis cela très mal. Je ne veux pas maintenant vous décrire les nombreuses découvertes faites durant cette dernière année ni me peindre à vous tel qu’à peu près je crois être. Parce que pour cela je devrais me recueillir et que c’est impossible. Mais certainement je me suis enrichi. L'enthousiasme est perdu, et la joie même. À leur place s’affirment les « harmonies de la souffrance ». Mais non ! Mon cher Paulhan, je ne parviendrai pas à vous dire cela aujourd’hui.....
Je ne crois pas au « progrès de l’oeuvre ». Mais il y a ceci : à présent j’écris correctement le français, j’ai plus de vocabulaire, et n’est-ce pas que je ne fais plus de fautes d’orthographe ?! (vous souvenez-vous ? : certaines de mes fautes vous étaient inexplicables. Elles avaient ma naïveté et précisaient mon « allure ». J'étais harmonieusement inachevé. cependant que vous me compreniez, que vous ayez une juste notion de moi sans que cela... (pardonnez-moi : il me paraît impossible que vous me compreniez, puisque je ne vous ai rien pu dire, etc..) - Bon ! - mais passons ! Je renonce à poursuivre cette lettre.... Mais écrivez-moi, voulez-vous ? Et certainement un moment se présentera où je serai à même de vous écrire mieux … Prochainement … Ou bien ne vous écrire que quelques mots chaque jour, et lorsque cela fera deux, trois pages, vous les envoyer … mais je vais attendre votre lettre.
Je vous envoie mon amitié
et suis toujours le vôtre
P.S. Faites mes amitiés à madame Pascal.
P.S. Je vais recevoir la N.R.F de mars ; mais je ne savais rien des Fleurs de Tarbes.. Sera-ce tout un livre ?