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Paris, 43, rue de Beaune – 5, rue Sébastien-Bottin (VIIe)
N'est-il pas temps que nous tenions une nouvelle réunion ? Souvent, j’ai regretté que nous ne puissions nous concerter, par exemple, sur la réponse commune (ne fût-elle qu’un refus, demeurât-elle inexprimée) qu’il conviendrait de faire tel ou tel problème contemporain (comme on dit).
Mais il est deux ou trois points encore sur lesquels je voudrais revenir.
J'avais fait la réflexion que l’on pouvait aujourd’hui parler de littérature ou de poésie suivant deux langages, exactement hétérogènes, dont l’un (pour tout simplifier) pouvait être appelé le langage Baudelaire-Breton, l’autre le langage Sainte-Beuve-Prévost. Là-dessus A.R. m’a répondu que c’était « Breton qui avait raison ».
A la prendre telle quelle, la réponse serait naturellement absurde. Elle revient à soutenir que les Allemands ont raison de dire Pferd , et les Français tort de dire cheval (ou l’inverse). Je crains que la position générale de A.R. ne soit pas moins absurde, (ou du moins dangereusement étroite) quand il décide par avance de ne prendre en considération qu’une certaine littérature (celle qui va de Baudelaire à Mallarmé), tenant l’autre pour moins que rien. Si profond que le mène par la suite sa recherche, il ne trouvera jamais dans la poésie que ce qu’il a commencé par y mettre et qui est terriblement particulier puisqu’il commence par refuser les 3/4 de ce que l’on tient couramment pour littérature. Et sa découverte métaphysique est à l’origine, non pas à la fin de son enquête. (je crains que cette enquête même ne soit qu’une illusion d’enquête).
Mais je me sens pour moi aussi insatisfait devant Baudelaire que devant Valéry et devant Breton que devant Prévost. Et de la même insatisfaction, hors de laquelle, il n’est, je crois bien, que parti-pris d’école. Mais peu importe : sommes-nous ou non d’accord tous trois pour partir de cette ttable rase ?
Il me faut avouer que je ne comprends pas du tout l’importance que René Daumal semble attacher à ses recherches étymologiques. Et sans doute, puisqu’il n’attribue aucune valeur de preuve au jeu de mots : connaissance – co-naissance je serais sot d’insister. (Sans quoi j’aurais répondu que religion – ce qui lie et intelligence – intus legere sont tenus par les linguistes, et par Meillet en particulier, pour le type même de « l’illusion étymologique ». Qu'au surplus, (suivant Meillet encore) il est peu d’étymologies « apparentes » qui ne soient fausses. L'on sait que fesser ne vient pas de fesse que legs n’a aucun rapport avec léguer , etc.
Mais dès lors, que peut attendre R.D. des étymologies qu’il recherche dans des langues primitives ?
a) Il n’aura aucune preuve de l’exactitude de ces étymologies (les documents étant bien moins nombreux que pour la langue française, où cependant peu d’étymologies demeurent certaines).
b) A plus forte raison n’aura-t-il aucune preuve de l’antériorité de l’un des deux sens qu’il découvrira.
Reste simplement que R.D. choisira les étymologies qui viendront flatter ses convictions métaphysiques. Je préfèrerais, pour moi, qu’il se bornât à ces convictions, sans cette fausse apparence de preuve.
Ou bien qu’il acceptât ouvertement de raisonner par calembour.
Mais j’en viens au point le plus grave, au lieu des étincelles. Benda, me dit R.D. pose un problème qui ressemble à la question comme une rognure à Jupiter. Soit. Mais l’existence de Benda, sinon le problème qu’il pense présenter, pose une question :
Si léger, si « philosophe » qu’il puisse être, Benda est l’un des rares hommes d’aujourd’hui qui ait écrit un traité de l’infini, et qui ait donc, sinon éprouvé, du moins approché, cerné, pressenti cet infini. Or dans le scholie que je vous signalai, il renie sa découverte et s’enfuit dans la psychologie. C'était cette palinodie que je vous demandais de juger – non qu’il importe de savoir pourquoi ni en quoi la pensée de Benda est fautive. Mais il importe infiniment de savoir si nous-mêmes sommes protégés (et par quelles pensées?) contre une palinodie pareille à la sienne. Or je puis en douter d’autant plus que R.D. - renonçant à sa première justification : c’est qu’il suffit de poser le problème de l’infini pour préférer l’infini – semble à présent se rallier au sentiment que A.R. tout en l’adoptant jugeait au cours de notre réunion, insuffisant : c’est à savoir qu’un sentiment de dégoût, de répulsion ou de honte à l’égard du monde donné est une raison insuffisante et nécessaire de préférer l’infini.
(C'est ainsi du moins qu’il me faut comprendre : « Je ne prendrai jamais d’autre centre de discussion que le centre même de l’absurde, de l’évident malheur de chacun de nous »). Or, un sentiment, fût-il de dégoût, me semble être la chose la plus fragile qui soit, la plus personnelle (et par là la plus méprisable) et celle enfin que nous sommes le moins durer . À bien plus forte raison les idées qui se fondent sur ce sentiment. Et n’éprouvez-vous pas comme moi qu’il est peu de pensées plus menacées de déchéance que celle que nous tentons de protéger et d’affermir. Dans quelle salade marxo-hégélienne s’achève la rêverie d’absolu qu’avait commencée Breton ? Aragon qui tenait la révolution russe il y a cinq ans pour un événement de l’ordre d’un « changement de ministère » au regard de l’infini qu’il connaissait, soumet aujourd’hui tout infini à cette révolution. Benda s’enfuit dans la psychologie et prétend que son infini n’était qu’une idée d’infini.
Je ne vois de toutes parts chez ceux qui ont mené notre expérience que lâcheté et que reniement.
Je vous demande encore, quel que soit le Sans-Nom, le Réel, le Vérittable dont nous exigeons d’être près au point que chaque instant de notre vie – fût-il peur, paresse, humiliation, joie, faiblesse – s’en trouverait transfiguré : notre approche et la sorte de ravissement qui s’en suit peut-elle être précipitée par des idées – qu’il dépendrait de nous d’évoquer et de fortifier, par des actes et par une ascèse qu’il dépendrait de notre volonté de nous imposer – ou bien est-elle entièrement livrée au hasard ?
Je ne vous demande ici qu’une part de votre expérience et de votre réflexion.