A. Rolland de Renéville
Lettre
3
Peut-être le silence du soir de Noël a-t-il une qualité particulière. Ou bien si c’est ce que je vais vous écrire qui me jette déjà dans cet isolement de tout ce qui peut ressembler à un bruit, où je vous imagine, dans Tours, jeté comme moi. Je ne parlerai plus de l’amitié, ni même de la curiosité que nous pouvons éprouver l’un à l’égard de l’autre. Je viens tout de suite à l’important. (Il est assez facile, ce soir, d’imaginer que nous ne sommes pas tout à fait différents ) mais je veux dire aussi que je vous parlerai sans aucun de ces ménagements que l’on observe à l’égard d’un autre .)
Au fond toutes les questions que je voudrais vous poser se ramènent à une seule (mais qui peut s’exprimer de bien des façons. Par exemple:
Quel est le commencement de votre pensée? Je veux dire : où entrez-vous, et pourquoi entrez-vous dans ce qu’il faut bien appeler le domaine métaphysique? Vous me dites : « j’ai eu le sentiment, enfant, que je n’existais pas vraiment… c’est ce point de vue que plus tard je me suis efforcé de retrouver… » Soit, mais enfin pourquoi est-ce justement ce point de vue auquel vous avez attaché tant de valeur, et comment vous êtes-vous un jour trouvé assuré de sa vérité? Un psychiâtre [sic] vous répondra « il s’agit d’un phénomène psychasthénique fort commun, dont nous savons les causes et l’évolution. » Et n’importe qui : « Moi, j’ai eu toujours le sentiment profond que j’étais vivant, en tant que moi, avec mes qualités particulières. Je devrai donc croire, moi aussi… » Vous ajoutez : « … dans les conclusions des quelques hommes - Dante, Vinci, Rimbaud… - pour qui j’éprouvais du respect. » Sans doute. Mais si ce n’était pas vrai ? Si la permanence d’une impression enfantine vous faisait nécessité de votre pensée? Vous me dites qu’elle éclaire les religions les plus opposées. Mais le mieux que l’on ait à faire des religions opposées est peut-être de les mépriser également. Le matérialisme - s’appelât-il historique - me paraît aussi stupide qu’à vous. Avouez qu’il a une précision admirable, que l’on sait où et comment l’on entre dans son domaine, que l’existence d’un puits de pétrole, d’un traitement, d’un contrat de travail a quelque chose d’incontesttable (dont je ne vois point du tout pourquoi nous laisserions au matérialisme l’avantage). Mais que possédez-vous d’incontesttable? Le moins que l’on puisse dire de cette unité de l’esprit-matière ou du langage-pensée est qu’elle nous est incompréhensible. Et ne faudrait-il pas, pour nous la faire admettre, des faits encore plus incontesttables, plus frappants, plus redouttables , que ceux sur lesquels se bâtit le matérialisme ?
Ce que je vous écris ainsi n’est pas tout à fait une « objection ». Mais je voudrais plutôt vous faire - de cette façon un peu désagréable - confidence de tous les efforts que j’ai pu faire pour me retenir d’adhérer à cela , vers quoi me portaient tant de sentiments, ou de pressentiments (que je convenais de tenir pour nuls; j’ai passé, moi aussi, par ce sentiment que je n’existais pas : peut-être ai-je eu tort de le combattre au point que je ne puis aujourd’hui le situer ou l’identifier que par des accidents extérieurs, une sorte de frayeur qui m’en est restée, etc.)
Laissez-moi vous poser le problème de cette façon (la plus grossière) : si vous deviez écrire un tract de dix pages, qui s’adresserait, par dessus les intellectuels, les écrivains, les « habiles », au premier homme venu, comment le commenceriez-vous ? Que diriez-vous d’abord ? Qu’établiriez-vous pour débuter ?
Mais je reviens à quelques unes de nos questions.
C. je comprends mal votre « solution absolue ». La notion d ‘« énergie cosmique » - aussi bien que celle de « dégradation » de cette énergie - me paraît assez étroitement située dans le temps et dans l’espace, relevant de telle ou telle doctrine scientifique de la matière, etc. Enfin, bien plus conditionnée, de notre point de vue, que conditionnante (en particulier, par une certaine idée de la matière). Mais je vous entends peut-être mal, s’il me semble que vous pourriez aussi logiquement, aussi justement que de la dégradation, attendre la solution de l’exaltation ou de la permanence de l’énergie cosmique.
D. Il me semble que vous introduisez ici brusquement une notion qui nous était jusque-là étrangère. Vous dites que l’abandon de la réflexion sociale « équivaudrait à reconnaître une différence entre la matière et l’esprit, le dehors et le dedans, l’individu et l’Humanité ». Et je comprends mal ce que font ici l’individu et l’humanité. Car l’esprit et la matière se peuvent définir par des caractères différents, et même opposés. Ainsi du dehors et du dedans (en tant qu’ils sont essentiellement dehors et dedans , et dans le sens où les mathématiciens disent que la découverte par un prisonnier de la quatrième dimension lui permettrait à l’instant même d’être hors de sa prison). Mais je ne vois pas d’autre moyen de définir l’individu que de le tenir pour une part de l’humanité, l’humanité que d’y voir une collection d’individus. En sorte que toutes vos conclusions précédentes, établies pour des caractères qui s’opposent, se trouvent ici sans vertu; établies pour des relations de contraire à contraire, se trouvent inefficaces dès qu’il s’agit d’une relation de tout à partie.
E. Certes, non. Les lettres ne sont pas le seul lieu de la recherche qui nous importe. Mais peut-être ont-elles l’avantage d’être le seul lieu où cette recherche puisse être exprimée.
J’arrive ici au point qui, je crois, nous sépare. Mais je voudrais attendre, pour l’examiner, une réponse de vous à la question que je vous posais tout à l’heure
Je suis votre ami