Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Lucien Rebatet à Jean Paulhan, 1953-09-16 Rebatet, Lucien (1903-1972) 1953-09-16 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1953-09-16 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Mardi 16 septembre [1953] Cher Paulhan

J’aurais déjà du [dû] vous dire mon émerveillement devant la persévérance de votre amicale sollicitude à mon endroit. Toutes ces corvées que vous avez accomplies ! Et vos propos devant ce journaliste de Combat… Je savais que vous étiez épatant. Mais à ce point-là !

Je suis persuadé que vos démarches ont fait réfléchir les « responsables », ce qui est l’essentiel, et que mon sort ne tardera pas à s’améliorer.

Nous avons quitté Argentan, vraiment trop sinistre et trop onéreux, la semaine dernière, pour une petite bourgade voisine et tout de même un peu moins désolante. Nous avons loué une chambre chez une vieille dame pieuse, avec possibilité de faire un peu de cuisine. L’inconfort est inimaginable. Véronique vous décrira ça beaucoup mieux que moi. Le plus effrayant, c’est que la proximité d’une vieille dame d’œuvres lui inspire (à Véronique) une verdeur et une sonorité de langage qui me mettent le rouge au front. En compensation, j’ai jugé nécéssaire [nécessaire] que nous assistions dimanche à la messe de onze heures…

Il est certain que j’imaginais sous d’autres aspects ma vie de libéré. Certain aussi que je perds mon temps, au milieu de ces déménagements, dans ces logis impossibles, dans ces provinces. Je suis pourtant capable de travailler dans les pires conditions matérielles, je l’ai prouvé à Fresnes et à Clairvaux. Mais la prison, ce n’est pas la province. Il faudrait que je m’occupe de mon futur opuscule. Depuis deux mois, je n’ai rien fait qui vaille, et je commence à traîner des remords. Mais je sens que je ne pourrai redémarrer qu’à Paris, après avoir retrouvé un peu la vraie vie. Ici, nous sommes en 1820.

J’ai reçu une excellente lettre de Claude Elsen, qui me dit son intention d’organiser une très prochaine rencontre entre vous, lui, Robert Poulet et moi. Voilà qui me changerait de la Normandie ! Mais combien de temps vais-je encore rester Normand ?

J’ai été ravi d’apprendre par l’article de Combat que vous aviez autant de choses en chantier, et si diverses. Je les attends avec une égale impatience. Bien entendu, si je n’étais pas en train de purger une peine d’ « éloignement », je serais allé vous interroger moi-même une heure sur la résistance, dont nous n’avons pas encore parlé ensemble. Je sais bien, certes, ce que vous en pensez, mais j’aurais quelques questions à vous poser, et qui font suite, justement, à tout ce que j’ai lu de vous.

En réponse à un de vos derniers mots, je puis vous assurer que je ne fais pas du tout la petite bouche devant les œuvres « où la majesté de la littérature est resserrée ». Vous devez même vous douter que, fabriqué comme je le suis, j’ai beaucoup à leur envier. Je suis heureux de vous voir citer Jules Renard, pour qui j’ai une grande tendresse, malgré certains de ses goûts (Hugo, Rostand), et dont on parle si peu, sans doute parce qu’on l’a énormément pillé. Je vous remercie de m’avoir fait connaître Cingria, dont l’écriture est pleine d’intérêt. Pour ce qui concerne Larbaud, j’ai toujours aimé les poésies, l’« Harmonika Zug » ; quant au reste, je vous avoue que ça m’apparaît un peu court, ce qui n’a rien à voir, n’est-ce pas ?, avec le resserrement. En revanche, Le Diable au corps de Radiguet, que j’ai relu ce printemps-ci, m’a paru bien meilleur que jadis. Il y a par exemple, au début, l’épisode de la petite bonne qui se jette d’un toit, un soir de 14 juillet. Cela, je le place sans hésiter dans la littérature.

En revanche aussi, dans l’autre lignée, je ne suis pas tellement féru de Tolstoï. Sans doute, La Guerre et la Paix… Mais c’est bien panoramique. Je suis peut-être injuste pour Tolstoï à cause de mon admiration, qui n’a cessé de croître, pour Dostoïewski. C’est classique, je crois : on ne peut pas aimer également ces deux Russes.

Vous voyez qu’en littérature du moins, je puis être assez libéral. Mais je redeviens sauvagement tranchant lorsqu’il s’agit de Camus. Je suis ravi de la querelle que lui fait Sartre. Ce qui m’étonne, c’est que l’on ait attendu sept ans pour découvrir que Camus est un moraliste aussi conventionnel qu’ennuyeux. Pour ma part, j’étais fixé dès La Peste. Et l’on n’a encore rien dit de l’essentiel : que Camus n’a pas réellement de talent, qu’il est incapable de donner la vie, que c’est un pseudo-classique. Nous en reparlerons…

Nous voudrions bien savoir vers quelle date Gaston Gallimard rentrera à Paris. Pourriez-vous nous renseigner à ce sujet ? Envoyez-nous donc, si vous le voulez bien, un mot à l’adresse de Montmorency, c’est le plus simple, on fait suivre aussitôt. Puis-je vous demander également de me dire si vous comptez quitter Paris pendant le mois d’octobre ? J’aimerais être sûr de vous y rencontrer, si je fais une petite fugue d’un jour ou deux.

Véronique et moi, nous vous prions de croire, cher Paulhan, à notre très fidèle amitié.

L. Rebatet