Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Lucien Rebatet à Jean Paulhan, 1952-08-18 Rebatet, Lucien (1903-1972) 1952-08-18 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1952-08-18 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Lundi 18 août [1952]
Cher Paulhan

Vous m’avez écrit une lettre mémorable. Je suis confus d’être l’unique bénéficiaire de cette allégorie si ingénieuse et si pertinente, dont la publication serait si utile dans ces temps de sartreries, camuseries et autres jaspinages.

J’avais l’intention de vous répondre aujourd’hui, pour défendre ce qui fut mon point de vue (pour le présent, c’est une autre affaire). Mais je vous avoue que je dois attendre d’avoir l’esprit un peu plus libre. En fait de « liberté », cela va aussi mal que possible. Je n’aurais pas voulu vous importuner avec le récit de ces mesquineries ; si je le fais, c’est sur le conseil très pressant de Véronique.Les deux premiers paragraphes sont encadrés et barrés d’une grande croix.

À peine arrivé dans cette Dordogne – je crois vous l’avoir déjà dit – j’ai été avisé officiellement que ma présence y était indésirable (suite immédiate de la campagne des journaux communistes). J’ai alors demandé l’autorisation de séjourner en Seine et Oise, ce qui est bien mon lieu d’hébergement naturel, puisque ma femme y a son domicile. (D’autre part, qu’on le veuille ou non, je suis écrivain français, et ce n’est pas un métier qu’on exerce dans des communes rurales.). Le ministère de l’Intérieur m’a fait savoir la semaine dernière que cette autorisation m’était refusée « pour des raisons d’ordre public », et m’a enjoint de choisir au plus vite une nouvelle résidence dans l’un des six départements suivants : Vendée, Maine et Loire, Haute Marne, Landes, Orne, Mayenne. Mais je n’ai trouvé dans ces départements personne qui consent à m’héberger, et les autorités ne me permettraient pas de loger à l’hôtel, ce qui, de toute manière, serait trop onéreux pour moi.

Du seul fait de mon interdiction de séjour et de la fébrilité des « pouvoirs », je suis donc à l’heure actuelle littéralement sans feu ni lieu, et harcelé par la police, qui me réclame une réponse positive pour jeudi prochain, réponse que je suis fort en peine de lui donner.

Voyez-vous, de votre côté, ou peut-être avec l’aide de la famille Gallimard, un moyen de me tirer de cette situation qui, d’enrageante, selon votre propre mot, est en train de devenir intenable ? Si je me permets cette requête, c’est parce que je sais que Véronique a toujours trouvé auprès de vous aide efficace et conseils précieux. Tout ce que je demande pour l’instant au Ministère de l’Intérieur, c’est qu’il m’autorise à habiter chez ma femme, en Seine et Oise, à mes risques et périls (et je sais que le péril n’est pas bien grand!).

Malgré ma répugnance pour des démarches de cet ordre – je n’en ai fait aucune en sept années de prison – j’ai eu l’intention d’écrire moi même [moi-même] à M. Brune pour lui exposer l’état plus que fâcheux auquel me réduisent ses ordres. Mais je serais heureux, auparavant, d’avoir votre avis.

Croyez, cher Paulhan, au très fidèle et très amical souvenir de Véronique et de moi-même.

L. Rebatet

Je suis sûr de vous avoir dit que vous étiez « le dernier libéral ». Je le maintiens du reste, et dans ma pensée, c’est un éloge sincère. Mais je vous reparlerai de ça.

À la demande de la préfecture et de la police, je suis ici sous un nom d’emprunt. Mon adresse actuelle est donc : M. Vinneuil, à la Robertie, par Dussac (Dordogne).