Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Lucien Rebatet à Jean Paulhan, 1951-03-22 Rebatet, Lucien (1903-1972) 1951-03-22 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1951-03-22 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Lucien Rebatet

22 mars 1951 Cher Paulhan

Permettez-moi de vous appeler ainsi, bien que je n’y aie aucun titre, sauf d’avoir beaucoup pensé à vous, depuis quatre ans, avec une constante gratitude, une grande sympathie intellectuelle.

Je veux d’abord vous dire toute ma reconnaissance pour l’accueil que vous avez bien voulu faire à ma chère et si courageuse femme. Vous l’avez ravie, enthousiasmée, et depuis tantôt deux mois elle vous cite en exemple des vertus qu’en effet que je n’ai guère pratiquées, dans mon existence batailleuse, rageuse. C'est elle qui a pris la décision de vous consulter. J'ai aussitôt approuvé, très heureux et flatté que ma femme eût pris cette décision. Je vous avouerai que, libre d’agir, j’aurais sans doute hésité un bon moment avant de vous proposer une aussi volumineuse lecture. Je vous avouerai encore que j’ai attendu votre verdict avec l’angoisse du premier bachot (bien plus vive que celle de la Cour de Justice!). Je ne me ferai pas plus modeste que je ne suis. J'ai pu juger mon livre assez correctement, je crois, en le relisant avec plusieurs années de recul, je sais qu’il n’est pas sans mérites. Mais je me demandais, avec une extrême perplexité, si ces mérites seraient de votre goût, et si votre grande autorité, votre immense expérience de toute littérature ne s’exerceraient pas d’avantage sur tant de défauts, de gaucheries que je ne dissimule pas. Ai-je besoin de vous dire que ma joie en a été d’autant plus vive, lorsque ma femme m’a transmis votre jugement?

Vous devinez sans peine quelle effroyable punition je subis entre mes murs, n’ayant même pas la possibilité de m’entretenir une heure avec vous. C'est pour calmer un peu cette terrible démangeaison que je me décide à vous infliger encore, après mes 1500 pages, cette lettre dont, par surcroît, je suis obligé de serrer les lignes.

Ma femme m’a dit que vous seriez curieux de connaître mes méthodes de travail. Elles sont bien empiriques. Je me suis aperçu en me mettant à l’ouvrage, au printemps 1943, que, malgré mes lectures, j’ignorais tout du métier de romancier. Je l’ai appris, tant bien que mal, au fil de ma tâche. J'ai buté plus d’une fois sur des problèmes élémentaires de fabrication (transitions, départs de chapitres, etc), j’ai découvert avec effroi [rature illisible] les difficultés du dialogue, dont je n’avais aucune habitude. J'ai un peu abusé de l’escamotage dans le premier tiers, mais je ne m’en suis pas trop préoccupé, parce que ces escamotages ont été plus instinctifs que prémédités. J'aurais aimé apporter moi aussi quelques nouveautés dans la technique de la narration. Je me suis résigné à un récit linéaire, en me disant, pour me consoler, que ma matière était déjà suffisamment délicate, insolite, qu’il était inutile d’en compliquer encore l’aspect.

J'ai su dès le début ce que je voulais faire : pousser aussi loin que possible l’analyse, mais tout en racontant une histoire. En d’autres termes : un roman d’aventures intérieures. Mon idéal eût été évidemment, au lieu d’avoir un seul personnage se réfléchissant, d’entrer dans mes tiers personnages, de les faire connaître tous trois par l’intérieur. Moins novice, je m’y serais essayé. Mais je savais qu’un pareil dessein serait au-dessus de mes moyens. Ce sont les chapitres V et VI (Michel solitaire à Paris), composés au printemps 1943, qui ont déterminé le ton général du bouquin, de ses dimensions : J'ai compris qu’après avoir décrit aussi méticuleusement les réactions de mon bonhomme, je ne pouvais plus rien omettre ou ressasser, et que je n’en serais pas quitte à moins de 1000 pages.

J'avais aussi dès le départ les grandes lignes de mon plan dans la tête : double mouvement de conversion puis de déconversion chez Michel ; déchristianisation de la jeune fille, invasion victorienne puis défaite d’Eros, Régis formant un pivot fixe avec sa foi. J'ai souhaité que mon livre fût composé, quelle que fût la place qu’y prenait l’investigation psychologique ; qu’on y trouvât le maximum de justifications aux mouvements de mes trois gosses (qu’ils eussent ou non conscience de ces justifications), le maximum de relations entre les causes et les effets. Quelquefois, je ne me suis aperçu de ces relations qu’après coup, à mon vif plaisir : j’y ai vu la preuve que mon histoire tenait organiquement debout. Tout cela pour vous dire combien j’ai été sensible à votre éloge de ma composition, à votre refus d’envisager des coupures. Votre mot, « solidement tressé » m’a enchanté. J'ai réellement fabriqué mon bouquin comme un panier, et toute coupure m’aurait consterné : on ne peut couper sans casser un brin et faire un trou.

Je crois que, malgré toutes ces préméditations, il subsiste dans le bouquin une assez vaste marge d’inexprimé, comme dans la vie. Bien entendu, c’est souvent à mon insu que je l’ai laissée.

Je demanderai à ma femme de vous raconter l’histoire du manuscrit, infiniment plus romanesque que le roman lui-même, et qui vous fera mieux comprendre le mal que j’ai pu avoir à reprendre ma trame, après des mois, des années d’interruption, sur une tttable d’exilé ou sur une paillasse de prison. Pour le détail de l’exécution, je suis affligé d’un tic que Gide condamne, vous le savez, formellement : j’agence une à une mes phrases et quelquefois mes membres de phrases dans ma tête avant de les mettre sur le papier. Tout le bouquin a été construit ainsi, caillou par caillou, et je ne rature presque rien avant la dactylographie. Pour arriver à maintenir le mouvement, malgré un aussi fâcheux procédé, il faut s’imposer beaucoup de fatigue, et posséder une certaine persévérance. Ma mise en train est toujours très longue ; les pages qui, personnellement, me plaisent le plus, ont presque toutes été écrites à la fin d’une séance de six ou sept heures. Heureusement, je suis d’un naturel assez laborieux, peu enclin à me décourager ; et mon sujet me tenait au ventre, je l’ai véritttablement vécu.

J'attends les critiques avec un certain scepticisme. Ce n’est pas vous qui en serez surpris (quel plaisir j’ai eu à lire vos derniers articles sur ce sujet!). Je suis d’avance blindé contre les commentaires saugrenus ou aberrants qui ne manqueront pas. Je souhaite seulement qu’on reconnaisse que j’ai écrit un vrai roman, comportant une histoire, des personnages évoluant dans le temps avec qui l’on vit. Il y a dans ce roman une certaine part d’autobiographie. J'aurais pu la réduire sans grand’peine : chaque fois que j’ai inventé de toutes pièces, je me suis beaucoup amusé. Mais cela m’amusait aussi de raconter quelques souvenirs sur lesquels j’étais toujours resté muet. Et puis, le passé m’a fourni quelques décors, quelques circonstances irremplaçables. Mais ces éléments autobiographiques ont été fondus et refondus. J'ai subi, avec joie, cette fameuse contrainte des personnages dont on a tant parlé, et qui était demeurée jusque là pour moi une abstraction. Je savais, avant d’avoir commencé, où je mènerais mes petits bonshommes, mais ils y sont allés par des détours absolument imprévisibles. J'ai fait des observations assez curieuses sur cette substitution d’un personnage qui se crée au personnage que donnait le souvenir.

Il est inutile que je vous parle des nombreuses influences littéraires dont je relève, et que vous avez certainement reconnues au passage. Je veux seulement vous signaler le livre qui m’a le plus servi, parce que je ne l’ai lu qu’en 1943 (une de ces grotesques lacunes dont le journalisme est responsable) : c’est Lucien Leuwen, qui m’a fort encouragé dans mes minuties. Je crois, à vrai dire, que c’est le cinéma qui m’a le plus marqué et le plus aidé, ce qui n’est pas surprenant du reste, puisque je l’ai bien plus pratiqué et décortiqué que la littérature romanesque. Je doute qu’on s’en aperçoive communément : on n’a guère étudié jusqu’ici que les rapports superficiels du cinéma et de la littérature (je ne fais pas d’exception pour Mme Claude-Edmonde Magny, malgré son bagoût [bagout]...). Je sais que j’ai établi mes scènes les plus développées – y compris la théologie à coups de canne ! - comme un découpage de film, plan par plan. Chaque jour, en reprenant mon histoire, j’étais atone, vide. Mais après un temps plus ou moins long, toujours inquiétant, de chauffe et de concentration, mes gamins réapparaissaient, je les entendais, surtout la petite. Et le plus grand travail devenait alors d’être très attentif à leurs physionomies, leurs gestes, de les photographier, en somme, sous le meilleur angle, tout en les laissant plus ou moins libres d’improviser leurs dialogues. C'est un sport assez excitant, quand on est enfermé, à une heure du matin, en plein hiver, dans une « cage à poules » de prison. J'étais fort effrayé d’avoir à remettre en scène ma pucelle dans de telles conditions, n’ayant pas vu de jeune fille depuis cinq ans. Ma foi ! La petite Anne-Marie ne m’a pas trahi, elle m’a rejoint fidèlement.

Deux mots, si vous le voulez bien, sur les correspondances entre la « vérité » et les personnages. C'est Régis qui demeure le plus proche de cette vérité, il vient d’un seul modèle. Michel est déjà beaucoup plus fictif, malgré ses ressemblances avec moi. Pour Anne-Marie, elle est née de six ou sept modèles, véridiques... ou idéaux. Je puis dire qu’elle est presque entièrement imaginée. Je l’ai très tendrement aimée... J'ai tellement trituré mon trio que je serais bien en peine de distinguer, dans la plupart des scènes, la fiction de la non-fiction. J'ai connu jadis deux amoureux, d’un médiocre intérêt, qui sont allés à Brouilly, mais la vieille anecdote est tout à fait morte pour moi. Ce qui vit, ce qui me parle et m’a fait, je le confesse, souvent battre le cœur, c’est ce que j’ai écrit.

Le livre commencé dans l’hiver 42.43 était achevé à la fin de 1946. Je l’ai terminé chaînes aux pieds, une dizaine de jours après ma condamnation. Il comptait à cette époque 300 pages de plus qu’aujourd’hui.

Je craignais qu’il n’existât une équivoque sur l’avenir de la petite et je m’étais embarqué dans un « cinq ans après » outrageusement [rature illisible] feuilletonesque. Les lectures massives de Sartre et des Américains que je venais de faire avaient contribué à me dévoyer, l’imminence de mon procès, la perspective d’être fusillé avant d’avoir fini mon livre achevaient de m’énerver. Trois ans plus tard, à la révision générale, j’ai sabré tout ça. J'ai peut être trop sacrifié à l’unité du sujet, puisque vous avez pu objecter : « que devient la jeune fille ? ». J'espère que quelques adjectifs, quelques soulignages pourront répondre à cette objection. Mon désir serait que l’on crût Michel quand il dit que la petite est perdue. J'ai rédigé plusieurs autres épilogues, entre autres un double suicide à grand spectacle, très « chef d’œuvre cinématographique ». Mais c’est le dernier dialogue des garçons qui m’a semblé, tout réfléchi, le plus chargé de sens, le plus lourd d’amertume humaine. J'y vois différents symboles, j’en ai eu la tentation. Mais je me suis senti guetté par la démonstration, la propagande, la thèse. J'ai préféré le risque d’une certaine imprécision, plus conforme à la vie.

J'ai beaucoup allégé les chap. [chapitres] 34.35 et 36 (côte d’azur etc). Ils fourmillaient de détails qui m’ont, à la relecture, écœuré. Peut être par tempérament, suis-je plus intéressé par « les montées que par les descentes » ; peut être aussi la désagrégation d’un couple est-elle un sujet trop rebattu pour que j’aie le goût de m’y appliquer. Il m’a semblé surtout que mes personnages n’avaient plus rien à dire qui n’allât de soi. On les connaît tellement qu’il suffit d’indiquer quelques-uns de leurs gestes, de leurs mots. Je ne pense pas que, sous cette forme, il subsiste la moindre obscurité. Ces chapitres ont été presque entièrement récrits. J'ai dû récrire aussi toute la déchristianisation d’Anne-Marie (200 pages), qui était dans la première version beaucoup [rature illisible] trop rapide, et grevée de topos d’un pédantisme inadmissible. Sans doute, par comparaison avec cette première version, je ne suis pas trop mécontent des nouveaux chapitres. Ils constituent cependant à mon avis, pour l’ensemble du public, le plus gros obstacle du livre.

Vous avez certainement deviné que je suis tout à fait dégagé, depuis de très longues années, de toute inquiétude métaphysique, et même éthique. Je puis l’affirmer avec d’autant plus d’assurance que j’ai passé 141 jours aux chaînes, et que, par la faute de mon avocat, j’ai eu la conviction d’être fusillé à l’aube, durant toute la nuit du vendredi-saint au samedi-saint 47. Je suis un agnostique, qui se trouve très bien de son agnosticisme, mais qui pense, contre Sartre, que dieu est un bon sujet de roman ; et vous paraissez m’avoir donné raison. Je suis très curieux, mais en zoologue, de ce singulier phénomène que l’on appelle la foi ; j’ai acquis quelques aptitudes à l’analyse de ce phénomène, surtout lorsqu’il s’agit de l’homme tenté par la foi. Je suis même arrivé à me dédoubler suffisamment pour ressentir [rature illisible] ledit phénomène, mais sans cesser de le juger, de le contrôler. Vous avez été trop bienveillant avec moi pour que je ne vous livre pas ces petits secrets, tout à fait confidentiels. Mais je n’ai pas besoin d’insister sur l’extrême sincérité de mon anticléricalisme, de mon mépris pour les dogmes. Vous avez avez demandé à ma femme ce que les curés avaient bien pu me faire. Pas grand-chose, au fond. Ils sont. Cela suffit. Le catholicisme est [rature illisible] pour moi, dans l’ordre intellectuel, un scandale, et d’autant plus choquant qu’il s’habille de formes plus intelligentes (par ex [exemple] : chez un Blondel).

Que de choses j’aurais encore à vous dire, qui pourraient vous égayer au cours d’un déjeuner, mais qui risquent tellement, sur le papier, de lasser votre patience... Je note quelques points, sans ordre. J'aurais dû, sans doute, travailler davantage le style de mon livre. J'ai constamment recherché l’exactitude, au détriment de l’effet littéraire. J'ai accepté que le dialogue dévorât peu à peu presque tout le texte. Je crois que, dans les derniers chapitres, c’est la littérature elle-même qui est dévorée, anéantie. Je me demande ce qu’il reste d’écriture, au sens littéraire du mot, dans le récit de Guitte, la lettre d’Anne-Marie, par exemple. Est-ce progrès ? Est-ce régression ? Je n’en sais rien. En tout cas, il me semble bien que c’est devenu chez moi, comme chez tant d’autres, un penchant irrésistible.

J'ai voulu, et cela très consciemment, réagir contre la littérature de « chiens crevés », que prolongent, tout compte fait, Sartre et ses copains. Je n’émets sur elle aucun jugement moral [rature illisible] (si je le faisais, ce serait pour regretter que Sartre soit tellement moraliste!), mais je constate qu’une littérature où il n’y a pas de conflit tourne en rond, s’embourbe. J'ai voulu que mes gamins fassent eux-mêmes leur destin ; aient au moins l’illusion de le faire. Il n’y a aucune intervention de l’extérieur dans leur histoire, j’en avais imaginé quelques-unes, je les ai écartées instinctivement. Je ne m’insère, évidemment pas, comme on dit, dans la littérature sociale de ces dernières années.

J'ai voulu conserver un ton relativement soutenu aux principaux dialogues. Convention pour convention, je puis avancer que la mienne correspond à une certaine coquetterie de langage, du moins entre fille et garçon. Il ne me déplaît pas que mes gosses aient une apparence plus civilisée que leurs contemporains et que leur « père » qui baragouine le plus affreux jargon. Ils parlent abondamment de leurs idées, de leurs prédilections artistiques. Pourquoi pas, puisque cela est dans leur naturel ? Leurs sentiments sont portés au rouge de la passion. Mais la passion a-t-elle cessé d’exister ? Ne peut-on pas essayer de réconcilier passion et psychologie.

Je ne me suis pas caché que je courais le risque d’avoir l’air affreusement démodé. Mais si je suis parvenu à rendre l’ensemble vivant, n’ai-je pas gagné ? Cher Paulhan, voyez-vous, je suis un réactionnaire, et c’est du reste pourquoi je suis en prison. Mais l’état présent de tout un secteur de notre littérature n’appelle-t-il pas une réaction ? Celle que j’ai tentée n’est-elle qu’un regret stérile du passé ? Rouvrira-t-elle au contraire certaines fenêtres, portera-t-elle des fruits ? Je l’ignore. J'ai fait ce qui était dans mes cordes, aussi consciencieusement que possible.

Pour revenir encore sur quelques détails, il me semble que mes deux étudiants, malgré leurs crânes bourrés, gardent leur âge, grâce à leurs nombreuses naïvetés. Je pense que vous êtes de mon avis puisque je n’ai entendu aucune réserve de vous sur ce point. En tout cas, ç'a été un de mes soins constants de ne pas transformer mes gosses en porte-paroles de l’écrivain quadragénaire. A propos de naïvetés, l’épisode d’Yvonne va loin, du moins pour ce qui concerne Régis. Mais ce genre de jocrisseries sentimentales et idéalistes est typique du catholicisme, les biographies des plus illustres saints en fourmillent. J'ai vu du reste, après coup, que mon bouquin contenait un documentaire assez varié sur le catholicisme, ce qui n’est pas pour me déplaire. Et il sera difficile de m’accuser d’inexactitude. Je sais de quoi je parle, toutes mes précautions sont prises, et je suis assez calé en matière d’orthodoxie dogmatique. Les catholiques qui ne reconnaîtront pas que Régis est leur, des pieds à la tête, seront de bien mauvaise foi.

Le titre vous déplaît-il toujours ? Pour ma part, ma femme a dû vous le dire, je le défends avec énergie. Il est dans la pure tradition jésuitique, et sa consonance m’agrée. Qu'il égare un peu les premiers lecteurs, cela est plutôt fait pour m’égayer. Au bout d’un mois, tout le monde saura que ce titre se réfère à la méditation archi-célèbre de St Ignace. Je ne serai pas mécontent non plus d’affliger les âmes pieuses en traînant dans de mauvais lieux un aussi vénérable symbole. Ceux qui supposeront que l’étendard de Satan existe peut-être pour l’auteur se foutront joliment le doigt dans l’œil. J'ai beaucoup cherché, je n’ai trouvé aucun titre qui me satisfasse davantage. J'examinerai volontiers les suggestions qui pourraient m’être faites, mais je serai très difficile ! En tout cas, je repousse catégoriquement « Mi Dieu, Mi Diable », beaucoup trop brutal, et surtout beaucoup trop parlant. Je ne veux pas d’un titre qui dise tout d’avance.

En voyant l’intérêt que vous portez à mon livre, je [rature illisible] me sens déjà payé de bien de mes peines. J'aurai eu tout de suite l’approbation qui pouvait m’être la plus précieuse, je vous l’affirme sans aucun souci de flatterie, je n’ai jamais été très gendelettres, et je suis devenu un vieux bagnard mal embouché, de cuir fort racorni. D'après ce que ma femme m’écrit, vous prévoyez, ainsi que Gallimard, un gros succès public. Vous êtes l’un et l’autre infiniment plus qualifiés que moi, et je fais pleine confiance à vos pronostics. Mes [rature illisible] espoirs étaient moins vastes, au moins pour l’immédiat. Quelques expériences en circuit clos m’ont prouvé qu’il existait, en effet, plusieurs publics pour ce bouquin, l’un y prenant ceci, l’autre cela. J'en ai été assez étonné. Je vous assure qu’au départ je ne pensais qu’au « happy few », et je n’ai fait de concessions à personne. Si, au bout du compte, le succès vient, c’est épatant, et je ne suis pas du tout indifférent à son aspect monétaire ; je songe d’abord à ma femme, qui connaît tant de privations, depuis six années.

Ce qui m’ennuie assez fortement, c’est d’apprendre que Gallimard me réserve pour la sortie d’automne, le « salon du roman », en somme. J'en ai même éprouvé sur le moment une vive déception, et je demeure inquiet. J'escomptais une sortie plus rapide, en fin de printemps, qui aurait permis au bouquin de faire son premier trou, à la discussion de se développer avant le hourvari de fin d’année. Sans parler du temps qu’il faut, rien que pour ingurgiter le monstre !

Croyez-vous vraiment que mon livre soit bâti pour ce genre de compétition, et qu’il n’y risque aucun préjudice ? Je suis singulièrement partagé ! Je suis alléché par les chèques de sept chiffres que doit représenter la couronne. Mais cette couronne est allée à [rature illisible] de tels navets que je me sens un peu humilié d’y être candidat, que mon livre m’en apparaît diminué. Encore une fois, je n’oublie pas les défauts de ce livre. Mais on ne peut contester, je crois, qu’il se situe à un autre niveau littéraire que les lauréats de ces quinze dernières années. D'autre part, ce [rature illisible] succès serait une revanche publique assez délectttable, presque cinq ans, jour pour jour, après ma condamnation à mort. Ce n’est pas en deux, mais en trois morceaux que je suis partagé ! Je vous dis toutes ces choses avec une complète franchise. Il me manque sans doute beaucoup d’éléments d’appréciation. Éclairez moi. Ma femme, je l’espère, pourra me transmettre bientôt votre réponse.

Autre question : mes préférences, vous le savez, iraient à une édition en deux volumes, moins décourageante, pour l’ensemble des lecteurs que l’énorme pavé de 800 ou 900 pages, qui me paraît convenir surtout pour des livres d’action. Ce point de vue me semble valable. Cependant je ne suis pas suffisamment informé des conditions actuelles de fabrication, de vente, pour faire de mes préférences une question de principe. Et si Gallimard a des objections importantes – commerciales ou autres – contre les deux volumes, je me rangerai à son avis.

Je me permets d’adresser par ce courrier à Mme Dominique Aury, qui possède, je crois, la dactylographie en ce moment, quelques corrections de détail, en la priant de bien vouloir les faire reporter sur le texte avant [rature illisible] la composition. Je trouverai peut être un moyen, puisque nous avons sans doute plusieurs mois devant nous, pour voir rapidement au moins une partie des épreuves (soyez sans crainte, je ne suis pas un maniaque des corrections d’auteurs). Mais si je n’y arrive pas, j’oserai vous demander de veiller à ce qu’une révision sérieuse de ces épreuves soit faite par un correcteur qualifié, qui voudra bien se charger de remédier aux assonances et aux répétitions trop voyantes – il doit en rester un certain nombre – ainsi qu’aux incorrections grammaticales, quand elles sont indubitttables (qu’il ne m’enlève pas, toutefois, les « davantage que », puisqu’on les trouve dans tout le XVIIe siècle). Je n’ai eu d’autre outil, durant la moitié de ma rédaction, que de petits Larousse pitoyables.

J'allais oublier de vous dire que je suis un des plus anciens amis de Roland Cailleux. Nous nous connaissons depuis 25 ans. Si ma femme ne vous en a pas parlé, c’est qu’ils sont au plus mal ensemble, tous les torts étant d’ailleurs du coté de Roland. Mais c’est lui qui m’a redonné goût à mon livre, obligé à le reprendre, dans l’automne 45, quand je venais d’arriver à Fresnes et que je ne songeais plus qu’à me laisser glisser tranquillement jusqu’au poteau. Ce sont de ces services dont on garde mémoire. J'ai regretté de ne pas aimer davantage Une Lecture. Toutes ces considérations morales à propos du merveilleux, de l’immortel Proust ! Roland doit travailler de la foi.

J'ai relu quelques morceaux des Décombres (je ne l’avais pas fait depuis 5 ans). Mon antisémitisme de 1942 est indéfendable, d’une grossièreté ridicule. Je m’en aperçois trop tard ; [rature illisible] ma réaction est pourtant sincère. Mais je contresigne presque tout le reste. J'ai été tellement justifié ! En revanche, le style, qu’on loua beaucoup à l’époque, m’apparaît trop empâté, et je voudrais couper deux adjectifs sur trois.

J'arrive enfin au bout de cette interminable lettre. Je ne vous ai rien dit de la prison. Elle offre si peu d’intérêt ! Matériellement, depuis un an, je n’ai pas à me plaindre. L'incarcération ne m’a pas toujours été inutile, elle m’a aidé à me concentrer, à mûrir bien des choses. Mais j’ai épuisé ces avantages. Je roule de gros projets, je sais que je suis en forme ; mais je sais aussi que je ne pourrai plus rien entreprendre de ces côté des murs. Je suis coupé de la vie depuis trop longtemps, je n’ai pour ainsi dire plus de sensations ! C'est un état très affligeant. Si l’on veut que je refasse de la littérature (et je n’ai pas d’autre désir), il faudra évidemment me tirer du trou ! Je n’ai en tête pour le moment que la sortie des Deux Étendards. Je suis convaincu que mon livre aidera beaucoup à ma libération. En attendant, je m’ennuie effroyablement.

Cette affaire du contrat avec la maison Denoël me tracasse un peu. J'espère bien cependant que l’on va régler ça.

Je possède un assez grand nombre de notes sur la technique littéraire, prises à l’occasion des Deux Étendards. Si vous jugez un jour qu’elles méritent d’être publiées, je vous demanderai de bien vouloir accepter qu’elles vous soient dédiées.

Ma femme vous transmettra sans doute avant peu les suppliques que je lui adresse en faveur de la bibliothèque dont je suis chargé ici. Tout ce que vous pourrez faire nous sera infiniment précieux.

Je ne puis, hélas ! solliciter de vous une réponse. Le règlement auquel je suis soumis me contraint à vous expédier cette lettre par une voie extra-administrative, ultra secrète, aussi sûre que possible, mais à sens unique. Nous pourrions sans doute obtenir une autorisation de correspondance, mais sous couvert de censure, ce qui ne serait guère tolérable, pour le moment du moins.

En attendant le jour où je pourrai vous l’exprimer directement, je vous prie de croire, cher Paulhan, à toute mon admiration pour vous, toute ma reconnaissance, et de me permettre de me dire votre bien fidèle et dévoué

Lucien Rebatet