Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'Alain Robbe-Grillet à Jean Paulhan, 1956 Robbe-Grillet, Alain (1922-2008) 1956 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1956 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Cailleux titre pseudo

Le 2 sept [1956] Cher Jean Paulhan,

merci, d’abord, de vos envois : la note de lecture de « La Vie Intellectuelle » (qui est bonne, c’est vrai. Quel est ce Kerhorre qui la signe?), puis la carte d’Italie. Depuis longtemps je fois vous écrire. Si je ne l’ai pas encore fait, c’est que j’espérais joindre à ma lettre un petit travail pour la revue – un petit travail quelconque – ne fût-ce qu’une notule – preuve au moins de ma bonne volonté. Or je n’ai rien, rien, pas une ligne. Et je n’ai même plus l’espoir d’arranger les choses avant de longs mois.

Je suis resté toutes les vacances à Royaumont (sauf une courte semaine, au début de Juillet, pour aller voir ma famille en Bretagne). Tout ce temps – deux mois donc – je l’ai passé assis à ma table, ou allongé sur le lité, devant des feuilles blanches où je tentais en vain d’écrire quelques mots censés de critique littéraire ; pour la N.R.F, d’abord, et aussi pour la revue « Critique » à qui j’avais promis encore plus formellement une étude sur (c’est-à-dire contre) l’allégorie. C'a été deux mois de perdus. Il faut bien me résoudre à renoncer – provisoirement, en tout cas- car les choses n’ont fait que s’aggraver de jour en jour, alors que d’habitude l’acharnement vient à bout de ma répulsion naturelle à constituer des phrases.

Je regrette d’autant plus cette impossibilité où je me trouve de travailler pour vous en ce moment que j’avais demandé à Marcel Arland – et obtenu – de tenir une sorte de chronique, plus ou moins régulière, où j’aurais essayé d’analyser quelques-unes des formes (et des éléments) romanesques, caractéristiques de l’époque.

Puisque je suis incapable de confectionner la plus simple note, il me faut aussi remettre ce projet à plus tard

De tout cela je ne vois qu’une explication. Lorsque j’ai terminé le Voyeur, il y a huit mois, j’avais des idées précises – grossières peut-être, mais d’autant plus précises – sur ce que devaient être la littérature en général et la mienne en particulier. Mes opinions sur cette dernière (la mienne) sont ensuite devenues beaucoup plus floues, à mesure que j’essayais de mettre sur pied un nouveau récit – qui me tient assez à coeur. (Heureusement, celui-ci doit être très bref.) Je crois qu’il est plus sage, maintenant de l’écrire. Il me faudra un an sans doute, ou un peu plus. De toute façon, je ne suis plus capable pour l’instant de dire quoi ce soit sur la littérature des autres, ni sur la littérature en général – a fortiori.

Ne m’en veuillez pas ; j’ai fait ce que j’ai pu. Il n’y a dans cet abandon momentané ni pose, ni paresse, ni complaisance ou mutisme. Aussitôt que je serai sorti de ces ennuis actuels, je ferai quelque chose et vous l’enverrai bien vite. D'ici là, sûrement, je passerai à la N.R.F; un mercredi.

Je suis désolé – sincèrement désolé – de n’être pas une meilleure acquisition pour une revue;.. Mais, très amicalement, votre néanmoins tout dévoué

Robbe Grillet

30 rue Gassendi. Paris (14)