Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1935 Arland, Marcel (1899-1986) 1935 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1935 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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[1935] Cher Jean,

Je ne crois pas, moi non plus (et n’ai jamais cru) qu’il nous vienne un bien ou un mal essentiels de la société. Je ne crois pas d’autre part que j’aie rien à gagner dans la plus belle Russie (je veux dire : que ma vie y puisse prendre plus de valeur qu’elle ne le pourrait, actuellement, en France). Il me semble même que j’aurais beaucoup à y perdre... Mais enfin ce qui me trouble, c’est de sentir là-bas, tant d’efforts vers un idéal peut-être inaccessible, mais que je ne peux pas ne pas approuver. Qu'un peuple ou une fraction de peuple travaille à assurer aux hommes l’égalité la moins imparfaite, une condition à peu près commune (par obligation du travail et limitation de la propriété), un même point de départ, une même chance de vie (par suppression de l’héritage), qu’il tende à les délivrer de certaines hypocrisies morales ou religieuses, de certaines contraintes, de certaines injustices (par exemple par le droit à l’avortement), comment de pas l’approuver qu’il tende surtout à donner aux hommes une nouvelle raison de vivre, un nouveau but, une nouvelle foi, - comment ne pas l’approuver, et, l’approuvant, comment ne pas se sentir honteux de ne pas mêler ses efforts à ceux-là ?

Ses efforts en tant qu’homme. Mais que fera un écrivain qui d’une part n’a de raison d'écrire que parce qu’il confond son oeuvre à sa vie, et d’un autre côté sait que son art ne peut être d’aucune utilité (si même il n’est pas nuisible) à la cause qu’il voudrait soutenir ?

Mon « oeuvre » (j’en sais les limites) n’est pas pour moi en désaccord avec cette cause. Il me semble que, consciemment ou non, je n’ai jamais fait que chercher ce qu’il y avait en moi et chez les autres de petitesse et de revendicat d’aspirations. Et c’est bien pourquoi je me trouve ému aujourd’hui de voir ces aspirations tenter de prendre le pas sur les faiblesses. Mais je sais que le triomphe de cette cause (ou la lutte pour cette cause), si juste qu’elle soit, exige une injustice, une grossièreté, un conformisme qui me semblent la négation je n’ose dire de tout art, du moins de celui que j’aime.

Sans doute, je crois que cet art sera valable encore après cette transformation du monde. Et je me dis que le rôle d’un écrivain, - de cette sorte d’écrivains dont je parle – est, jusque là, de maintenir et d’honorer comme il peut les valeurs permanentes. - Mais reste que tandis qu’il le fait, il est inutile, il nuit même à la cause qu’il voudrait voir triompher.

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Jouhandeau, dans la lettre que tu me communiques, dit « Laissons la politique ». Mais il s’agit de morale, non de politique.

C'est une lettre amusante. Je ne pousserai pas l’esprit de sacrifice jusqu’à défendre Mme R. Elle me semble, par rapport à la religion, dans la même position que les aboyeurs communistes de France par rapport à la lointaine et peut-être tout idéale Russie.

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Je ne crois pas que tu aies été injuste à l’égard de la Vigie. Ce que tu m’y as signalé de mauvais est très probablement mauvais. Simplement, tu ne t’es peut-être pas assez soucié de ce qu’il pouvait y avoir là de bon. Je vois dans la V. [Vigie] l’extrême point où je pouvais porter certaines de mes tendances. C'est fait, j’en suis délivré et ne songe plus qu’à faire autre chose.

Je te donnerai la Mère dimanche ou lundi. Je ne suis pas du tout sûr que cela convienne pour Mesures. C'est une sorte de portrait à l’encre, assez poussé, plus proche des Ames en Peine que des Vivants.

J'ai été, ces mois derniers, un peu fâché contre toi. Il me semblait que, par ta faute, j’avais l’air de chercher de toi des louanges. Deux ou trois fois je me suis dit : « Il n’agirait pas autrement à l’égard d’un étranger qui lui ferait lire, de force, un manuscrit, et à qui, mécontent, gêné de cette insistance, il hésiterait à donner son avis. »

- Je ne ferai pas de chronique ce mois-ci. Je voudrais n’en faire qu’une tous les deux mois, ce qui satisferait ceux qui aiment le système de la chronique et ceux qui préfèrent les notes. Je ferai une petite note sur Faux Jour.

- Quoiqu’en dise Lhote, le Saint Grégoire du musée de Grenoble n’est pas, ne peut pas être de Rubens.

À toi

Marcel