Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Benjamin Crémieux à Jean Paulhan, 1925-10-23 Crémieux, Benjamin (1888-1944)<br /> 1925-10-23 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1925-10-23 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

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Adresser les communications au Secrétaire-Général, 29, Passage des Favorites, Paris (15e)

Paris, le 23 octobre 1925

Mon cher ami,

Votre lettre, quelle peine ! Vous avez douté de moi et vous ne l’avez pas dit tout de suite. J'aurais pu dissiper d’un mot vos inquiétudes et maintenant je ne sais pas combien de pages il va falloir.

Vous commettez avant tout une erreur fondamentale en me prêtant les pensées que vous me prêtez. Cette erreur, c’est de croire que j’ai souhaité la direction de la N.R.F., que je l’ai souhaitée « en mon cœur », ou même freudiennement, inconsciemment. (Car vous savez, – et si vous n’en êtes pas sûr, je vous l’affirme – que ni directement, ni indirectement je n’ai fait savoir, ni laissé deviner à Gallimard que je pouvais désirer cette succession). Le vrai, c’est que j’ai redouté qu’on me l’offre, que j’ai eu peur, si on me l’offrait, de mal savoir me défendre par sentiment de « patriotisme N.R.F. » précisément, et j’avais décidé si Gallimard me faisait un jour les ouvertures à ce sujet d’essayer de détourner de moi ce calice en réclamant des appointements très élevés et en demandant que vous soyez co-directeur.

Et lorsque des amis délicats ou indélicats m’ont questionné, j’ai toujours répondu : « Je ne sais pas si Gallimard pense à moi ; je souhaite pour ma tranquillité qu’il n’y pense pas. En tout cas même s’il y pensait, il serait très difficile de nous entendre, car je lui demanderais de me donner autant que je gagne avec « mon » ministère et mes diverses collaborations et n’accepterais pas une responsabilité entière. Je voudrais la partager avec Paulhan à rang égal, donc à traitement égal, ce qui ferait de très gros frais pour Gallimard. » Pour les amis comme Larbaud, j’ajoutais : « Je ne me sens pas le courage de succéder à Rivière. S'il fallait, pour que l’œuvre ne pérît pas, ne passât pas en de mauvaises mains, m’occuper de la revue, je ne pourrais y faire besogne utile que complété par Paulhan. »

Je veux vous donner plus de détails encore. La mort de Rivière m’avait tellement accablé que je n’ai pas pensé qu’il allait falloir lui trouver un successeur. Cette question ne s’est pas posée pour moi. Cela a l’air impossible, mais c’est la stricte vérité. C'est trois ou quatre jours après son enterrement, exactement le soir de la répétition générale d’Henri IV, que Lucien FabreLucien Fabre (1889-1952), écrivain, industriel et homme d'affaires, ami de Paul Valéry, prix Goncourt 1923 pour Rabevel ou le mal des ardents, Gallimard. (serait-ce lui l’ami qui avait posé ma candidature ? Je n’en sais rien et c’est vous qui m’apprenez aujourd’hui et cette chose et l’affreuse légende de ma candidature posée par moi 3 jours avant la mort de Rivière) dit à ma femme qui me le répéta à la sortie : « Il paraît que Crémieux va devenir directeur de la N.R.F. Tout le monde approuve ce choix. Valéry en est très content. » À quoi ma femme répondait que j’ignorais tout de cela et que cette question de la succession ne m’avait pas effleuré.

Quelques jours plus tard, j’avais déjeuné chez Foyot avec la princesse de Bassiano et Larbaud. Resté seul avec Larbaud, nous en vînmes je ne sais comment à parler de Castagnon : « Qui Figurez-vous, me dit-il, qu’il m’a demandé de poser ma sa candidature à la direction de la N.R.F. J'en ai dit un mot à Gallimard qui m’a répondu n’a pas pris cette demande au sérieux bien entendu. » J'ai naturellement demandé qui Gallimard comptait choisir. Larbaud a eu l’air étonné : « Il ne vous en a pas parlé ? » Et c’est alors que j’ai appris que l’idée était venue à Gallimard, d’ajourner une solution, tout en envisageant une collaboration de vous et de moiSur la relation entre JP et B. Crémieux, voir Jean Paulhan, La Vie est pleine de choses redouttables, éditions Claire Paulhan, Seghers, 1989, note 257, p. 240..

Tout cela, c’est de l’anecdote. Mais j’en viens à mes sentiments profonds. L'amitié que j’avais pour Rivière, celle que j’ai pour vous me poussent à cette espèce de profession de foi, mais je ne m’étale pas volontiers comme je vais le faire.

Sachez-le, il n’y a qu’une chose qui m’importe dans la vie, c’est d’être pur. Pur devant moi-même. Paraître pur m’importe moins. Une pensée basse, une pensée d’envie, une pensée de vanité, si elles me viennnent, je les chasse. Et par bonheur, il ne m’en vient presque jamais. Je ne veux arriver à rien, faire ce qu’on appelle une carrière ne m’intéresse pas. C'est, avec ma pureté, la seule ma liberté seule qui m’intéresse. Voilà pourquoi j’écarte soigneusement de moi toutes les responsabilités (j’ai quitté l’Université, alors que j’aurais pu diriger l’Institut de Florence, refusé deux maîtrises de conférence, alors que je n’étais pas sûr de savoir un peu écrire et de trouver où m’exprimer). Au quai d’Orsay, je n’ai aucune responsabilité, je ne voudrais pour rien au monde diriger le bureau où je travailleBenjamin Crémieux est souvent présenté comme le directeur du bureau italien et chef de section au ministère des Affaires étrangères.. Comment aurait-il pu entrer dans mon plan de vie de sacrifier cette liberté à … (à quoi?) la vanité, l’honneur, le le profit de diriger la N.R.F. ? Je ne pouvais envisager, quand les autres m’ont forcé à l’envisager, cette éventualité que comme un devoir.

Et j’étais à peu près sûr de ne pas remplir ce devoir comme il faut. Je manque d’esprit de suite, je ne crois pas au profond sérieux des choses, même d’une entreprise comme la N.R.F. Et si j’avais pu envisager l’éventualité de la diriger, ç'aurait été uniquement par humilité, et doute de moi-même, en me disant : « si je ne suis pas capable de mettre debout une œuvre personnelle valable, du moins me serai-je rendu utile socialement en travaillant à continuer la revue. »

Il y a chez moi un mysticisme social qui a souvent guidé mes résolutions. Si je me suis voulu agrégé, (à dix-huit ans) c’était pour me rendre utile au cas où je ne pourrais pas être un grand poète. Si je me suis voulu (après la guerre) critique, c’était pour me rendre utile au cas où je pourrais pas être un grand créateur.

Je n’ai pas changé depuis mes quinze ans où j’établissais la hiérarchie de mes ambitions : saint, poète, dramaturge, romancier, critique, publiciste social et politique, professeur. Qui sait cela tient la clé de toutes mes décisions : j’ai été agrégé, puis j’ai écrit dans la Dépêche de Toulouse et l’Europe nouvelle (publiciste), puis j’ai été je me suis élevé d’un degré (critique), d’un autre (romancier), d’un autre (dramaturge).

Je souris moi-même de cette vue puérile de la vie qui continue à me plaire, mais vous voyez qu’il n’y a là place que pour des satisfactions d’ordre personnel, non pas d’ordre social. Il n’y a aucune place pour le désir d’être de l’Académie, ou de diriger une revue. Ces choses-là peuvent venir de surcroît. Mais rien de ce qui est succès social ne m’intéresse profondément.

Quant à souhaiter diriger la N.R.F. pour y maintenir un esprit, y faire triompher un programme, il faudrait croire à cet esprit (et je n’y crois que quand un Rivière ou vous-même en êtes les mainteneurs), il faudrait avoir un programme (et je n’en ai pas), croire profondément à la littérature (et je n’y crois pas).

Dans l’ordre matériel, mon idéal serait de quitter le ministère et de partager mon année entre la campagne, des voyages et Paris, et cet idéal, je compte l’atteindre dans peu d’années. Le genre de vie de Romains, de Duhamel (avec moins d’obligations de chef d’école), voilà ce à quoi j’aspire et non pas encore une fois à une carrière. Ajoutez que je m’imagine très bien n’écrivant plus, devenant homme de politique, agriculteur ou homme d’affaires. Lae notion goût d’écrire n’a pas du tout tué en moi le goût de vivre.

Tout Cela étant, je suis tout éberlué quand je lis dans votre lettre : « Je vous ai vu (et tout le monde vous a vu) si déçu, si découragé que je me suis trouvé assez gêné pour vous parler. »

J'étais très pris par Pirandello qui m’a accaparé tout le printemps, par la préparation du congrès des Pen Clubs, déjà hanté de théâtre, et c’est pourquoi j’ai paru peut-être me désintéresser de la N.R.F., mais je n’étais ni déçu, ni découragé (je me posais bien aussi des questions sur l’art du critique et sur l’art dramatique, mais c’était un tourment intellectuel, non moral).

– Venons à vous à présent. Votre direction de la N.R.F. me paraît excellente et j’ai été profondément heureux quand vous l’avez prise. Mille témoignages pourraient vous le confirmer. Vous seul pouviez continuer Rivière sans le copier. Je ne cesse d’en chanter la louange : exactitude dans la publication des numéros, netteté du et promptitude dans les décisions. J'ai approuvé votre désir d’avoir Bella et j l’ai appuyé du mieux que j’ai pu auprès de Giraudoux. Je n’ai rien à reprendre aux numéros que vous avez composé. Madame Pascal m’a dix fois demandé ce que je pensais de la revue. Neuf fois, j’ai dit que je n’en pensais que du bien comme cela c’était la vérité. La dixième, j’ai cherché à faire une critique et j’ai dit : « un peu trop de Claudel et peut-être le désir de faire défiler les noms plutôt que de choisir sur pièces. » Critique très superficielle, presque inexistante dans ma pensée et que je n’aurais pas dû faire, d’abord parce qu’il est excellent que vous fassiez défiler au plus tôt tous ceux que vous désirez comme collaborateurs, de façon à ce que les lecteurs voient ceux que vous éliminez (si vous en éliminez), ceux que vous conservez, ceux dont vous vous accroissez.

Ne craignez pas mes amis, mon partiVoir La Vie est pleine de choses redoutables, op. cit., [1925], « À la fin de l'après-midi, je songeais vaguement, mais continûment à écrire à Crémieux : "Vous avez vous-même un parti, comme Breton..., un parti comme tous les partis, où il est des amis délicats et des lourds." », p. 225-226.. Je ne m’en connais pas je ne vois personne et je vous demanderai à votre retour de me préciser avec la même franchise que je mets à m’expliquer certaines allusions. Si on vous a répété les propos soi-disant tenus par moi, on a menti ou on a tellement déformé d’innocents propos qu’ils en sont devenus criminels.

Je croyais dur à l’amitié (à la loyauté) de Rivière. Je crois dur à la vôtre, mais croyez à la mienne.

Croyez d’abord que je n’ai aucun effort à faire pour aimer un numéro composé par vous, pour la raison bien simple que je n’ai jamais imaginé comment j’en composerais un.

D'ailleurs cette critique, chère à tous les « anciens » de la N.R.F., numéro par numéro, m’a toujours paru oiseuse. Je me rappelle ma stupeur un jour de 1921 où Rivière me montra une lettre de Gide qui épluchait le dernier numéro, article par article, note par note. On juge une revue sur le contenu d’une année au moins.

Je vous écris au soir d’une journée fatigante. Il est bientôt minuit. Je ne sais si demain je vous enverrai cette lettre, ni si elle est ce qu’elle devrait être pour exprimer ce que je sens.

Je suis prêt à collaborer de mon mieux avec vous. Il suffira de nous voir davantage et mieux. Il n’y avait aucune gêne chez moi, comme vous avez pu le croire ; il y avait chez vous le sentiment que j’étais gêné.

Surtout ne croyez pas que le temps que je donne aux choses de théâtre m’y écarte de vous. C'est une crise que je traverse ; j’en ai traversé bien d’autres. C'est la suite naturelle du hasard qui m’a fait traduire Pirandello. Le théâtre est plus fort que la cocaïne et du même ordre. Je suis vérolé de théâtre. Tenez m’en compte un peu.

Bien affectueusement,

B. Crémieux

Donnez-moi vite de vos nouvelles. J'ai vu Madame Pascale ce soir tourmentée par un télégramme où vous l’appeliez près de vous. Peut-être descendrai-je à Cavalaire le 1er jour de novembre. Peut-être.

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Lettre expédiée le 25 octobre.