Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1955 Arland, Marcel (1899-1986) 1955 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1955 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Brinville

samedi

Je vais essayer, Jean, mais sans grand espoir, de préciser.

Tandis que nous descendions en voiture, F. [France] et moi, vers le Sud, nous avons eu des heures paisibles, de violentes querelles (sans cause grave ; presque toujours à propos de tel comportement enraciné en elle : recours aux somnifères, mutisme grognon du réveil, etc.), de violentes, et plus violentes, réconciliations ; chez elle alors un abandon, dont elle prenait un peu honte après ; mais enfin, de querelles en réconciliations, le sentiment d’une entente plus vive.

À la Messuguière, grâce à certaine « discipline » de vie que nous acceptions, que nous avions choisie, ce furent, presque toujours, des heures délicates (au meilleur sens), et parfois belles. Je sentais bien qu’avec la confiance – une confiance qui hésitait un peu, qui craignait, de s’affirmer – lui venait un équilibre.

Depuis mon départ, elle m’a écrit à peu près chaque jour ; lettres assez réservées, discrètes, mais en chacune desquelles j’ai pu trouver quelques mots sensibles, quelque fine attention. Et je répondais de même ; mais…

Mais d’une part le jeu de l’écriture et l’absence m’a fait plus exigeant – à l’égard de son travail, et d’elle-même, et de ses paroles. C’était une erreur.

Puis s’est ouverte chez moi certaine veine romantique, qui par exemple me faisait parcourir dès l’aube jusqu’à 9 ou 10h. les quartiers excentriques et la banlieue. Je connais cette vieille humeur : après tout, elle n’offre rien de grave, et la marche me fait du bien. Mais j’ai eu le tort de cacher à F.[France] ces vagabondages du matin. L’inquiétude qu’elle y a vue l’a elle-même inquiétée, attristée.

Mais c'est aussi qu'elle vivait à la Messuguière depuis mon départ. Depuis mon départ, une période « végétative », qu’elle s’y laissait aller, tant cela lui paraissait nouveau, qu’elle en oubliait son travail, qu’elle craignait ce travail, qu’elle craignait autant qu’on ne la rappelât à ce travail. Si bien que je suis sûr que la Messuguière, qui d’abord lui a fait du bien, lui est à présent néfaste.

C’est pourquoi je lui ai envoyé hier une lettre violente, extrême, blessée, lui disant qu’elle revienne ; que j’irais l’attendre par exemple à Dijon ; que, pour ménager une transition, il serait bon qu’elle vécût quelques jours par exemple à Royaumont, où elle travaillerait mieux, étant plus près de nous ; et que, si elle était d’accord là-dessus, elle m’envoie un télégramme à Brinville. Elle vient de me l’envoyer, sans toutefois préciser le jour. Je devine bien qu’elle est furieuse du désarroi où je la jette ainsi ; mais je sais que je le fais pour elle plus que pour moi.

À la Messuguière, la veille de mon départ, elle envisageait de faire venir sa fille à Paris dès qu’elle pourrait se débrouiller. Cette vie avec son enfant, avec son travail, et avec notre appui, serait la seule qui la puisse sauver.

Toute mon attitude avec elle a été de lui faire dire et de lui faire sentir, que je misais sur le meilleur d’elle-même, qu’elle pouvait avoir confiance en elle et même pourrait un jour être fière d’elle, qu’elle avait, à côté d’éléments de douteuses ou basse qualité, des éléments nobles (et c’est vrai), qu’elle était supérieure à ses actions et valait mieux que la vie qu’elle a menée jusqu’à présent (et je le crois).

Voilà. - Veux-tu bien m’aider ?

Marcel