Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1955 Arland, Marcel (1899-1986) 1955 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1955 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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nrf

Samedi [1955]

Cher Jean, tu attendais sans doute l’autre jour (mercredi) que je te parle de F. [France], et l’on ne pouvait plus gentiment me tendre la perche. Mais c’était difficile de parler. Donc je t’écris.

F. [France] t’a dit comment cela s’était passé. Je n’avais jamais pris garde à elle, et même les premiers jours qu’elle venait travailler en ton absence à la nrf., elle me gênait un peu. Je me suis fait à la gêne ; puis j’y ai pris quelque amusement. Et le petit personnage m’intéressait, dont R. Mallet [Robert Mallet] m’avait fait un portrait peu flatté. Ce n’est pas tout à fait pour moi, plutôt pour elle, qui se disait seule, qu’un soir je l’ai emmenée dîner. L’ennui est qu’après le dîner, je lui ai dit, sans chercher plus : « Est-ce que je puis vous embrasser ? » Elle s’y est refusée, très gentiment, mais pensais-je, très sottement. Piqué, je l’ai querellée, ce soir-là et le lendemain. Puis j’ai dit, et pensé : « Eh bien, tant mieux. N’en parlons plus. »

Mais quelques jours plus tard, sur je ne sais quelle parole, tout reprend. Elle parlait d’amitié ; je lui réponds qu’elle ne savait pas ce que c’est et n’avait aucun droit d’en parler. Là-dessus, je lui reproche ses passades ; elle me répond que, précisément, avec moi ce ne serait pas sans conséquences. « Eh bien, dis-je, faisons un essai. » Elle hésite : « Je ne m’engage pas. - Bon, réfléchissez. »

Et quelques jours s’écoulent encore, où je la vois à peine. Et de nouveau je me prends à penser : « Tant mieux. N’en parlons plus. » Jusqu’à jeudi dernier, le soir, comme je quittais la revue, et qu’elle y montait, je lui dis : « Je pars après-demain, pour faire un tour en Bretagne ; venez ou ne venez pas, mais décidez-vous immédiatement. » Elle accepte, puis me demande d’attendre, accepte enfin.

Il était entendu qu’elle ne s’engageait qu’à un essai de voyage, non de liaison. Moi-même, assez seul (Jeanine partait en vacances avec Dom. [Dominique], qui ne voulait toujours pas me voir), j’attendais surtout le plaisir d’une compagnie, mettons aussi l’intérêt d’une étude de démonologie.

De fait, le premier jour se passa en confidences, en lectures, en sages conseils. Tout vint de ce qu’au lieu de nous rendre au Mont Saint-Michel, notre premier but, nous gagnâmes un coin perdu, Locquirec, où la solidude, le vent, les cailloux, le gîte même, étaient propices à faire renaître chez un démon certains caractères humains. Elle s’en dit étonnée. Je l’étais aussi.

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Que te dire maintenant ? Je ne crois pas que F. [France] m’ait laissé ignorer grand’chose de sa vie et de sa nature. Il me semble même qu’elle prend plaisir à en montrer les traits douteux et les traits mauvais, ce qu’elle a de détraqué et de malade. Mais si ces traits sont très vifs, je lui en ai vu d’autres, qui, peut-être, ne demandent qu’à s’accuser. J’aimerais bien qu’ils s’accusent.

Je ne parlerai certes pas d’un amour, connaissant assez, et connaissant éprouvant autant que jamais, la valeur du mot. Je ne puis même dire qu’il s’agisse d’un engouement sensuel, bien que je goûte à son prix le charme de F. [France] J’ai plaisir à la voir, plaisir à sa détente et à ses furtives métamorphoses. Je suis touché par certaine misère que je sens en elle. Je voudrais l’aider, la pousser à parier pour le meilleur d’elle-même. Cela aussi est un plaisir – que je n’ai pu trouver auprès de ma fille. Tu vois : je prends du meilleur côté l’écart des âges. Reste que l’exercice de tels sentiments, si complexes qu’ils soient et si peu définissables, exige de part et d’autre autant de loyauté que de patience.

J’ai vu F. [France] dans une extrême inquiétude, à la pensée de ce que tu dirais en apprenant cette histoire. J’en étais même un peu étonné ; c’est que, si je savais un peu, ou devinais, ce que tu as fait pour elle, je ne mesurais pas combien cette aide lui était précieuse et nécessaire. C’est pourquoi je te demande de la lui continuer, de ne rien changer ; sans quoi j’aurais la peine de songer (et je ne parle que de moi) qu’au lieu de l’aider, je la dessers ; et je m’y refuserais.

*

Je reviens à présent sur le bref entretien que nous avons eu, toi et moi, le jour où tu me dis que F. [France] t’avait demandé un emploi à la nrf. Tu te rappelles que je me susi exprimé avec réserve, avec froideur. C’est que je me disais que d’abord cette présence étrangère pouvait gêner l’intime collaboration qu’il y a entre toi, Dom. [Dominique] et moi ; je me disais aussi que le but de F. [France] était de se servir de la revue, mais de la servir ; qu'elle travaillerait peu et mal ; qu’elle répèterait tout au dehors… Mais, d’une façon plus égoïste, je ne souhaitais point pour moi-même la présence de cette fille, dont je ne voulais plus entendre parler.

Il va de soi que le refus ne lui avait pas fait perdre tout espoir : elle est tenace, jusque dans ses inconséquences. Or elle n’ignorait point que, trop intimement uni à elle, je ne pourrais plus parler en sa faveur. Et même je l’en avais prévenue, au début de notre voyage. Pourtant, je ne voudrais pas, ici encore, la desservir.

Je ne sais si la chose est possible ; si l’on peut par exemple donner à F. [France], d’une façon plus permanente, le travail ou une partie du travail que Mme Ruef ne fait que tous les 15 jours. Si elle l’était, resteraient mes objections (sinon, peut-être, la première). Je les ai faites à F. [France], qui, évidemment, est prête à donner tous engagements, à tenter tout essai, et proteste de son incomparable bonne volonté. - De toutes façons, la question n’est pas urgente, puisque F. [France] va bientôt partir pour Cabris.

Veux-tu bien détruire cette longue lettre : je ne voudrais pas qu’elle s’égare un jour. Mais, bien entendu, montre-la, si tu le juges bon, à Dom. [Dominique] Je t’embrasse.

ton m.