Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1955 Arland, Marcel (1899-1986) 1955 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1955 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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[1955]

Cher Jean,

Il me semble que, dès le début, alors que tu ne connaissais encore que 2 ou 3 de mes nouvelles, tu as pris une fausse route ; que tu as cherché à expliquer l’ensemble par certains sentiments ou débats précis, que tu me prêtais, qui ne m’ont sans doute pas été inconnus, mais n’ont servi qu’à l’impulsion, au déclenchement, à la catalyse.

Dès ma première nouvelle (« Le Permissionnaire »), si je ne savais pas encore exactement le sujet de toutes les autres, je sentais l’accent que chacune devait prendre, le degré de violence ou de détente, l’intensité de l’ombre ou de la lumière. C’est là, l’architecture du livre. Architecture intime, celle de ma respiration même, si j’ose dire, ou de ma vie actuelle. Non pas une architecture linéaire, comme dans la plupart de mes livres de nouvelles ; mais fondée sur l’opposition et l’accord des ombres et des lumières. Des creux et des bosses, etc.

Après cela, je conviens que le titre « Des eaux courantes » prête à l’erreur. Je préfère « Les Eaux vives » (si ce titre n’a pas été pris). Il s’agit bien de mes « eaux vives » ; et il s’agit des eaux vives qui peuvent percer en toute existence, même la plus ingrate, la plus murée.

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Tes critiques me seront très utiles ; je t’en remercie. Certaines me font un peu trop bête. Par exemple quand tu me reproches d’avoir écrit, dans Le Roi couronné : « On a pu croire que ces gestes et ces mots n’étaient qu’un bizarre détour de l’ivresse... ». Nous avions compris, dis-tu, mais il ne s’agit pas du lecteur ; le on, c’est l’enfant, ou c’est l’auteur qui parle pour l’enfant, comme maintes fois dans cette nouvelle.

De même, et plus grave, à propos du Portrait d’Agnès. Elle est trop parfaite, dis-tu, trop innocente, trop… mais je le sais, je l’ai voulu, et c’est pourquoi j’ai commencé cette nouvelle par une image de conte. Agnès, c’est une allégorie que j’engage dans une réalité. Petite fantaisie sur les méfaits de l’innocence. (Au demeurant, j’ai aussi mon point de vue, ma petite clé – qui échappera à tout lecteur : c’est qu’Agnès est (en germe) lesbienne. (Il y a à travers le livre une dizaine de petits traquenards innocents, posés là pour mon seul plaisir)

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Je reviens à l’« architecture ». Naturellement, j’ai aussi compté sur celle des thèmes et situations, qui se répètent, changent d’éclairage et presque de sens. Et sur celle des dimensions et techniques : l’alternance des nouvelles longues et des courtes – celles-ci, presque toujours, reprenant un point, un instant, un fragment de thème des longues, et le traitant comme une image, alors que les longues sont fondées d’une part sur le dialogue, d’autre part sur le double mouvement systole-diastole.

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Tout cela, je le dirai dans une petite introduction. Mais il va de soi que, si on ne le sent pas en lisant le livre, j’aurai échoué.

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Si une de ces nouvelles doit paraître dans la revue (c’est comme tu veux, cela ne m’est pas nécessaire) laquelle verrais-tu ?

Je t’embrasse

Marcel