Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1956 Arland, Marcel (1899-1986) 1956 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1956 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

[1956] 

Brinville

samedi

Cher Jean,

je reviens dont à ta lettre de CosneEn mai 1956, Jean Paulhan - sur le chemin de la Pommeraie à Gilly-sur-Isère où il allait rendre visite à Paul Pilotaz - sétait arrêté à Cosne-Cours-sur-Loire..

Il ne s’agissait pas d’amour-propre. Il ’n’y a pas d’amour-propre en amitié ; c’est l’amour d’autrui, qui, seul, se trouve blessé.

Parlons pourtant d’amour-propre, puisque tu le veux. Et tenons pour vérité d’Evangile que mon amour-propre « est extrêmement irrittable ». (Le tien ne l’est sans doute pas, ou l’est de moins en moins chaque jour ? ) Mais prétendre que mon amour-propre «  ne supporte guère qu’on lui dise ce qu’il dit volontiers à autrui » : non. Je n’ai jamais dit à qui que ce fût, ami ou indifférent, qu’il avait de la hargne et de la suffisance.

Même quand il en avait. Or je n’en ai pas. Tu es seul à m’en trouver. C’est plutôt le reproche contraire que l’on me ferait à propos de cette petite introduction. J’ai interrogé dix personnes , j’entends de celles qui ont avec moi leur franc-parler : « Est-ce que je me trompe, est ce que malgré moi...? » Eh bien, non, nul ne comprenait tes propos.

Et je ne sais si tu les as compris. Mais je ne doute pas que tu ne les aies sentis, je veux dire savourés. Ecoute. Tu ne manques ni de tyrannie, ni d’une certaine cruauté, une cruauté un peu sadique. (Entre nous, Jean, ne te l’a-t-on jamais dit? - C’est, alors, que l’on tremblait à la pensée de tes réactions, si violentes, ou que l’on avait une tendance au masochisme). Oh ! Je n’évoque pas une chambre de torture ; il s’agit d’un plaisir très subtil, d’un jeu de chat. Mais j’aime les chats, jusqu’à leurs griffes. Et je sais bien que ce jeu n’est que la contre-partie d’une générosité essentielle. C’est ce que je dis toujours, quand on se plaint de tes caprices (la semaine dernière par exemple, l’un de tes amis, qui en avait durement souffert).

Je ne le pense pas moins aujourd’hui.

Au demeurant, étais-je blessé ? Non ; surpris, abasourdi. C’est que ton jeu me paraissait si gratuit, cette fois, si pur (comme on dit), qu’il ne pouvait m’accabler. Et, passé la première surprise, j’en ai admiré précisément l’imprévu. Bien sûr, j’ai répliqué (le plus gentiment du monde, un peu comme un ours qui s’est frotté aux maîtres-chats). Car je souhaite éternellement que tu sois parfait (et je ne renonce pas à te donner l’exemple). Mais ce trait lui-même de ton caractère a bien son charme (passé, je le répète, la première surprise). Shakespeare dit de Cléopâtre, qui vient de courire et s’arrête, un peu défaillante : « Elle faisait d’une défaillance une beauté. »

- Une beauté, c’est trop dire, peut-être, dans le cas présent ; et tu as trop [de] douceur et de modestie pour accepter ce compliment. Mettons une parure, la plus piquante.

*

A propos de Shakespeare : Thomas se plaint que nous ne publiions pas sa traduction. Elle est entre les mains de Dominique, laquelle y a trouvé des contre-sens. Mais pourquoi ne les point signaler à Thomas ? (C’est le plus conciliant des hommes ; et puis contre-sens n’est pas vice)

Nous manquons de « textes » pour le prochain n°. Schmidt n’a pas le temps de rassembler ceux qu’il avait promis. Toutefois Roger Caillois vient de me remettre une dizaine de pages, tirées de la « Heidreks Saga » : Le Tournoi d’énigmes. Elles me semblent curieuses, amusantes. Peut-être y prendras-tu plaisir, toi aussi (ton plaisir), s’agissant de jeu et d’énigmes (et celui qui ne trouve pas les solutions, on l’exécute).

Tout compte fait, cher Jean, et compendieusement, comment ne te remercierais-je pas, toi qui m’as donné l’occasion d’être si compréhensif et si indulgent. Je me sens tout aise. Au point que, pour t’être agréable, je me désavoue : donc, si je t’embrasse (pour mon plaisir), c’est (pour le tien) avec hargne et suffisance.

Marcel