Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1957 Arland, Marcel (1899-1986) 1957 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1957 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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[1957]

19 août

Cher Jean,

Enfin un peu de mistral et de fraîcheur ; je commence à respirer. J’ai fait quelques promenades en voiture, soit dans la « Montagnette » (entre Tarascon et Avignon), soit derrière les Alpilles : Eygalières, Aureille… ; je découvre ou redécouvre un pays qui est beau, sauvage, d’un dessin exquis ; moins de densité que l’Auvergne, mais un esprit à qui ne manque même pas le recueillement.

La vie des mas est curieuse ; on va de l’un à l’autre en traversant ou longeant les Alpilles ; l’accueil est toujours aimable ; l’existence que l’on y mène, toujours provisoire et singulière.

Ce que je vois de Beucken confirme mes premières impressions ; il vit dans une fable qu’il se fabrique, à laquelle il se raccroche. Non pas menteur, mais mythomane, incapable de discerner ce qui est vrai de ce qu’il invente. Avec tout cela, il ne parvient pas au pittoresque, à la figure. Ce dont il souffre. Des gentillesses, et même un besoin de dévouement.

Voici, vérifiée, l’histoire du commissaire de police de Saint-Remy. Né de père canadien français au Canada, double nationalité canadienne et française, revendiquant le titre de duc de Malapert (qui n’a jamais existé), conduite courageuse à la Libération, donc nommé commissaire adjoint à Lyon – d’où, par suite de ses ivresses trop fréquentes, on l’envoie en exil à St-Remy, dont il devient le commissaire. Il ne met pas les pieds à son bureau, fait de ses agents de police des maçons, qui lui construisent une petite maison. Pendant ce temps, il vit au café, entre l’exercice du tutu-panpan et celui de la peinture. Ivre chaque soir. Pas une contravention, et tout n’en va que mieux que dans le pays, qui ne fut jamais si calme. De Lyon, il avait ramené la femme d’un garagiste, lequel intente un procès en divorce. Un huissier vient à St Remy, pour dresser établir un contrat constat d’adultère, s’adresse au commissariat, demande où trouver M. Malapert (ignorant que c’était le commissaire), et, comme il faut la présence du commissaire de police pour que le constat soit valable, c’est M. Malapert le commissaire qui établit la faute de M. Malapert le délinquant. – Puis les choses se gâtent. Un soir qu’il gagnait un mas, sur sa moto, il croit voir un chat, tombe et se casse la figure ; mais depuis ce jour, avec sa moto, essaie d’écraser tous les chats qui se présentent. Puis un inspecteur survient, qui vérifie le registre des condamnations, n’en voit aucune, et fait un rapport sévère. Cependant sa maîtresse, qu’il avait épousée, et qui n’aimait pas plus la peinture que le tambourin et le galoubet, le quitte. Il se résigne, mi-contraint, à démissionner, réclame vainement une pension pour avoir été blessé dans l’exercice de ses fonctions (le soir du chat), gagne l’Angleterre, qui lui semble la vraie patrie des peintres. Il en est revenu voilà quelques semaines, pour vendre sa maison. Comme il n’a plus d’argent, mais qu’il ne peut se passer des cafés, il y fait le matin le plongeur, ce qui lui permet de faire, l’après-midi, le client et parfois encore le peintre. Il pleure. Nous avons un nouveau commissaire, énergique, et le trouble est revenu.

Il n’y a que les originaires du pays qui restent secrets, même dans leurs scandales. On a fait le silence pendant des années pour qu’une mère (je la connais) n’apprenne pas que son fils avait appartenu à la bande de Pierrot-le-fou ; tandis qu’il était au bagne, elle le croyait en voyage. Elle parle de lui sur le même ton qu’elle parle de son autre fils, qui est bâtonnier.

– J’ai achevé le brouillon de mon « Larbaud ». Je vais le mettre au point ; cela fera une quarantaine de pages dactylographiées. Veux-tu bien dire à Michel [Gallimard]  ou à Raymond [Gallimard] qu’ils recevront le texte dans une dizaine de jours ?

Je t’embrasse

Marcel