Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1957 Arland, Marcel (1899-1986) 1957 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1957 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Brinville [1957]

Dimanche

Un exemple, à propos de ma fille.

Le jeudi 3, elle va voir Clara Malraux. Clara lui propose de l’emmener à la Messuguière. Dominique accepte. Puis Clara se ravise, et téléphone à Janine, en lui reprochant d’être une mauvaise mère, qui ne songe pas à emmener son enfant malade en voyage. Janine (après être venue pleurer et crier dans mon bureau) propose à Dominique de l’emmener. Dominique refuse et déclare qu’il lui faut Clara. Clara accepte ; Dom. [Dominique] refuse de partir. Clara part seule, le dimanche. Janine propose à Dom. [Dominique] de l’emmener rejoindre Clara à Cabris. Dominique accepte. Le lendemain matin elle refuse. Le lendemain soir, elle décide de partir seule. Janine l’accompagne jusqu’à la gare. Dominique refuse de partir, refuse de rentrer à la maison, couche dans un hôtel. Janine le lendemain matin (mardi) la rejoint et cette fois part avec elle. Depuis ce temps, Dom. [Dominique] décide dix fois par jour tantôt de revenir à Paris, tantôt de rester, mais seule. Aujourd’hui dimanche elle me téléphone à Brinville, et me demande de la rejoindre. Pourquoi ? Parce que Clara lui a dit que [Dorel ? Doral ?] était en permission à Paris et lui a proposé qu’il vienne à Cabris. Dom. [Dominique] a accepté ; [Doral ?] doit venir demain à Cabris ; mais Dominique s’affole et veut que je sois là, bien qu’elle sache que ma présence mettra le garçon en fureur…

La suite à demain. (Janine doit me téléphoner au début de l’après-midi).

J’étais parvenu hier, en me promenant autour de Brinville sous la pluie, de 4h à 10h., à un sentiment de solitude sans angoisse. Voilà longtemps que cela ne m’était arrivé. Je parle d’un sentiment, le plus nu et le plus intense, où la solitude je m’incorpore et presque m’identifie à la solitude, et où cette solitude ne me sépare de personne, au contraire.

Je me souviens qu’un jour, dans un déjeuner, chez Mme Tézenas, je crois – ladite dame, se penchant vers son voisin (Jouhandeau, je crois) et me désignant du regard, chuchota : « Regardez comme il paraît seul ! » La sotte ! J’étais seul, mais je les sentais tous en moi, et, si l’on me pousse, je dirai que j’officiais pour eux.

Reste que ces instants sont de plus en plus rares, et que je connais le plus souvent qu’une solitude inacceptée, médiocre, médiocrement mortelle.

Je t’embrasse

Marcel

… Je n’ai rien d’autre à t’écrire, sinon sur la pratique, sur l’application de ce principe, exprimé dans ta lettre et dans la mienne.

1° : Il est nécessaire que nous nous voyions, régulièrement autant que possible, hors de la revue. Nous pourions par exemple déjeuner tous deux chaque quinzaine ; et, la semaine suivante, donc chaque quinzaine aussi, nous retrouver, pour le thé ou le café, avec Dominique et Janine (et, d’aventure, ma fille…) soit chez moi, soit ailleurs. Enfin, comme tu le dis, dans ce sens-là ; mais il faut trouver.

2° : Il faut que chacun de nous, si quelque chose chez l’autre l’a gêné, le dise aussitôt. De même, s’il souhaite quelque chose.

Remarques sans malice

(en marge)

1. Tu as pour toi ton heureux caractère, des manières séduisantes, ta maîtrise du jeu, ton prestige. Tu rencontres autour de toi beaucoup de complaisance (je ne dis pas en flatteries), peu d’opposition. Tu fais ainsi de la plupart de tes rapports un commerce agréable et sensible. – Mais, de l’amitié, on peut demander autre chose, qui soit plus grave. Il est évident que mon commerce pourrait, devrait être plus facile ; s’il l’était bref, je ne vaudrais pas grand’chose.

2. Tout le monde sait que je m’emporte, puis que je cède. Il ne faut pas en abuser. Car il est bon de céder (si l’on s’est emporté) ; mais, à trop le faire, on en conçoit à la fin un malaise contre les autres et surtout contre soi.

3. Voici encore où l’abus est facile. Je connais si bien mes insuffisances, que je me sens porté à admettre (même si je m’en suis fâché) tous les reproches que l’on me fait. Or si je les admets tous, je n’ai plus qu’à renoncer. Vais-je admettre, par exemple, ton reproche d’avoir dit que « tout le travail » de la revue m’incombait ? Je ne l’ai jamais dit. J’ai pu, [mot illisible] voilà quelques années, vers 2 ou 3 heures du matin (comme tu précises) exagérer ce travail ; je le faisais surtout, alors, à cause de France, dont je voulais que l’on sût qu’elle m’aidait à travailler. – Je l’ai fait aussi à cette époque, pour d’autres raisons, devant Janine. – Mais si j’en ai parlé sérieusement (à Lambrichs), c’était, non pas pour me plaindre d’avoir trop de travail, mais pour exprimer ma crainte que tu ne voulusses bientôt plus m’aider.

Conclusion. La confiance l’un en l’autre. Autant de confiance que de franchise.