Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1931-12-12 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1931-12-12 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1931-12-12 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Tours  – 12 décembre 1931

Mon cher ami 

J’aurais bien des fois éprouvé le besoin d’avoir avec vous une conversation un peu longue, dans un lieu impersonnel (café, rue, maison) de façon que notre entente, faite d’intuition et de tâtonnements, devienne plus consciente, et que notre amitié soit plus qu’un lien sentimental, une nécessité spirituelle. Malheureusement la vie à Paris, vos occupation, la maladresse que je me reconnais dans les rapports humains, ont reculé jusqu’à maintenant cet entretien que je souhaitais. J’ai même été très déçu l’autre jour, quand je vous ai rencontré vers 2 h, sur le Bd Saint-Germain, que vous ne puissiez accepter d’entrer dans un café avec moi… Votre lettre vient suppléer en quelque sorte à ces heures de conversation libre que vous et moi, je le comprends, n’avons jamais cessé de sentir nécessaires, depuis que nous nous connaissons. Vous ne sauriez croire combien je suis touché que vous ayez pris l’initiative d’exiger la confrontation de nos points de vue. De mon côté j’ai voulu attendre d’avoir une journée calme pour vous répondre, et je la trouve ici, dans la solitude provinciale à laquelle je suis habitué, malgré tout.

Vous m’exposez le point de vue moniste qui est le vôtre (le nôtre)  et les conséquences que vous avez pu tirer au cours de vos recherches, et que vous avez transcrites dans les Fleurs de Tarbes. Vous m’interrogez sur la voie qui m’a amené à ce point de vue, et les conclusions que, de mon côté, j’ai cru pouvoir en déduire. Vous pensez, très justement, que la valeur de notre collaboration en sera précisée, et que si nous jugeons qu’elle doit se continuer, elle gagnera, de mon côté (et celui de Daumal) en liberté.

Lorsque je remonte dans mes souvenirs d’enfance, j’y retrouve deux faits (les seuls vraiment qui méritent d’être retenus !) qui me paraissent à la base de ma vie morale, de mes convictions actuelles. 1° Tout enfant, je croyais fermement que tous les hommes font tous le même geste au même moment, et que l’un d’entre eux ne saurait penser ou agir sans influencer les autres. 2° J’ai mis longtemps à me défaire de cette conviction terrifiante : je n’existe pas vraiment, je suis mort, j’habite un souterrain, un lieu d’ombre comme tous les morts, et tout ce que je crois voir (lumière, êtres, chaleur) n’est qu’un prestige que par bonté, pour me faire croire à ma vie, mes parents (que je situais sur un autre plan, en dehors de l’humanité) suscitent, et qu’ils devront un jour cesser de créer, pour retourner à leur origine (sorte de vide que je n’imaginais pas). Je serais impardonnable de vous avoir conté ces deux pensées puériles, si je ne croyais retrouver en elles les points de vue auxquels je tiens le plus, sous une forme moins naïve, ce que je me suis efforcé de retrouver dans les conclusions des quelques hommes (peintres, mathématiques, poètes) qui m’inspirent vraiment du respect. Ces 2 points de vue sont ceux de l’Unité, et du Non Etre (je veux dire de la non-existence de ce qu’on nomme communément la réalité.) Je m’en expliquerai.

Adolescent, je ne m’arrêtais guère devant le matérialisme primaire, déjà démodé à l’époque, et d’ailleurs impensable, auquel certains me conviaient. Les philosophies spiritualistes, plus séduisantes sentimentalement, exigeaient lâchement la foi, éludaient la moitié du problème, engendraient une morale infecte. Elles sautaient par-dessus ces obstacles insurmonttables  (lieu d’interaction entre l’esprit et la chair ?) et taxaient d’orgueil démoniaque ceux qui prétendaient s’élever au-dessus de l’idiotie pure et simple.

Enfin j’arrivais à la pensée de l’Orient. Ce ne fut pas la subite illumination. Je comprenais mal. Profondément individualiste, comme tous les occidentaux, je me révoltais contre cette loi cosmique dans laquelle on prétendais [sic] que, quoi que je fasse, j’étais entraîné. Réaction stupide, et dont le seul rappel doit suffire à me rendre humble, à me situer exactement au niveau de ceux que je pourrais avoir tendance à mépriser, alors que simplement ils cherchent ; mais peu à peu cet enseignement se décantait, j’en expérimentais certaines assertions, je découvrais le domaine des analogies ; j’en saisissais le sens universel. Avec stupeur, je découvrais que je possédais les clefs de la pensée d’un Dante, d’un Vinci, d’un Baudelaire, d’un Rimbaud, d’un Mallarmé. Les religions (note : « plus exactement l’enseignement religieux), en apparence ennemies, se réunissaient à cette lueur. Les grands philosophes de l’Occident étaient exacts au rendez-vous : ils n’étaient grands qu’en tant qu’ils se trouvaient là, devant cette vérité à laquelle ils auraient accédé en apparence de leur propre force, et souvent, en fait, aidés par un enseignement secret. Enfin les sciences contemporaines, lentement en marche, avançaient vers cette lumière (théorie molléculaire [sic], dégradation de l’énergie, la matière et l’esprit, le temps et l’espace se confondent…) Je ne saurais vous dire de quelle exaltation, entre 20 et 23 ans, je fus soulevé. J’étais tout à fait seul, dans une petite ville de province, mais je n’avais pas le temps de m’en apercevoir . Je voulais écrire immédiatement ce que je voyais. Je me fixais la tâche de révéler le message que je sentais chez tous les poètes. Je m’attaquais à Rimbaud d’abord, car il me semblait que c’était le plus pressé. Vous savez quel petit livre j’ai ainsi écrit. Je m’étonnais que les surréalistes (dont je connaissais tous les livres) soient restés à la fois si près et si loin de ce qui me semblait la vérité. (A ce point de vue hélas ! ils n’ont pas progressé.) Enfin à la suite de certaines circonstances, je rencontrais Daumal, et Lecomte. Nous fondâmes le Gd Jeu, malgré certaines divergences morales, sans doute dues à nos tempéraments.

À partir de ce moment, j’ai dû préciser certains points de mes pensées, les confronter avec les idées de mes amis. Je n’ai plus osé écrire avec cette belle assurance. Mon enthousiasme a fait place à une certaine fatigue, une grande paresse (mot qui ne fait que signifier plusieurs choses, mais pas de valeur en soi) Il me reste des convictions, et la volonté d’aller jusqu’au bout de ma tâche qui est de les tirer complètement au jour, si je le puis.

Ces convictions s’énoncent à peu près ainsi : il n’y a ni esprit ni matière, mais un esprit-matière, une énergie qui évolue vers une fin inconcevable, à travers des périodes d’action et de repos. La pensée et le langage, l’envers et l’endroit, le rêve et l’action, sont des aspects de cette réalité unique à laquelle nous participons.( Il n’est pas un de ces termes qui ne prête à équivoque, excusez-moi). Vous comprenez en quoi je puis rattacher cette première conviction à ma première pensée d’enfance… Mais je passe au second point de vue, qui est la valeur vérittable de cette Réalité unique en qui je crois :

Le criterium d’existence me semble inséparable de celui de permanence. Je crois pouvoir écrire que ce qui me semble être à la seconde présente, mais n’était pas encore il y a un instant, et ne sera plus dans une seconde, n’est pas ou n’est qu’une illusion, un fait de conscience sans support, puisqu’il n’y a pas possession de la conscience.

Et sans doute en est-il ainsi de moi-même, des autres hommes, du reste du monde. Je ne puis être troublé du fait que mon voisin croit voir ce que je crois voir, et me répond quand je lui parle : lorsque je dors, et que je rêve que je me promène dans une ville, je vois la ville, je rencontre des gens qui me voient, me parlent, et on les mêmes perceptions que moi. Cependant au réveil, je sais que j’ai été le jouet d’illusions : j’ai le ferme espoir de me réveiller ainsi de la vie consciente ; je crois que je n’existe que d’une façon relative, et que l’existence absolue ne peut-être située qu’en dehors de l’Etre et du Non Etre. Vous voyez en quoi je puis rattacher ma seconde idée d’enfance à cette conviction de l’irréalité de mon existence actuelle.

Je dois pour finir m’expliquer sur le point de vue moral ; et la tâche des intellectuels (je veux dire de ceux qui commencent à se réveiller.)

Je crois à l’existence relative du Bien et du Mal. Je ne crois pas à leur existence  du point de vue de l’absolu. J’appelle Bien tout ce qui peut accélérer le moment d’éveil de l’humanité, l’évolution du cosmos, élargir les limites personnelles de l’individu. J’appelle Mal ce qui s’exerce en sens inverse de la courbe, une limite, préjudice aux autres c’est-à-dire à moi-même, puisque les individualités ne sont que les aspects transitoires de la même Réalité relative, qui évolue vers la connaissance de sa relativité. Je crois que deux attitudes sont permises à l’homme qui commence à s’éveiller, à l’intellectuel : ou bien s’abstraire momentanément de la pensée, et de la vie collectives, pour accélérer son progrès personnel, approcher de l’état absolu, et ensuite aider les autres. C’est ce que tentent de faire les ascètes dans leurs cavernes, les saints, ce qu’ont fait le Bouddha, le Christ. Ou bien (si l’on ne se sent pas cette force) tenter de découvrir aux autres des parcelles de vérité (ce qu’on fait Einstein, Baudelaire) ou de les diriger à travers les expériences sociales qu’ils doivent subir (Robespierre, Lénine, tous les chefs de mouvements nouveaux)

Excusez la maladresse, la lourdeur, le vague de ces lignes au courant de la plume. Et maintenant, mon cher ami, je désire prendre vos questions l’une après l’autre, et tenter d’y répondre :

a) toute réflexion actuelle (en Occident du moins) suppose la différence irréductible de la pensée et du langage, de la matière et de l’esprit (j’ajouterai du sujet et de l’objet). Je crois que cette différenciation est le fait que nous subissons le joug du dogme catholique. Elle a peut-être été nécessaire pour permettre à une partie de l’humanité de développer sa conscience logique. Il semble que cette nécessité est de plus en plus mal supportée. Les grands penseurs n’ont peut-être été tels qu’en tant qu’ils y ont renoncé.

b) Pour établir la suprématie de cette nouvelle dimension de l’esprit qui consisterait à former l’idée de la pensée-langage, il faudrait en effet renoncer à toute forme de pensée usitée aujourd’hui (du moins usitée communément, car encore une fois, les exceptions sont à citer, et à garder. Ce langage-esprit doit être aussi éloigné de ce que nous appelons esprit que de ce que nous appelons matière (mis ici les valeurs morales ne peuvent cependant être négligées, puisqu’elles existent relativement aux hommes qui prétendent redécouvrir ce langage-esprit, c.-à-d. redevenir Dieu…) [Note : être capable de prononcer l’Esprit-Mot, ne serait-ce pas pouvoir créer à nouveau le Monde, être Dieu ?]

c) La solution ne peut en effet être trouvée que dans un état que nous nommerons l’extase mystique, puisque cet état seul paraît opérer la fusion du sujet et de l’objet (cette extase sera brièvement obtenue par les toxiques, certaines passions qui sont toutes des formes de l’Amour, y compris la passion religieuse.) Mais comme nous ne pouvons pas nous satisfaire de valeur impermanentes, ni de celles qui n’apportent que des solutions individuelles, nous ne pourront nous arrêter à cette extase comme à la solution absolue. Cette solution ne peut nous être apportée que par la période de dégradation de l’énergie cosmique. Nous avons le moyen d’accélérer cette dégradation puisque nous sommes animés par cette énergie.

d) Toute activité sociale et politique sera momentanément incompatible l’activité de celui qui recherche l’extase mystique comme voie, mais il devra naturellement y revenir ensuite, enrichi de ses expériences. L’abandon complet et définitif de la réflexion sociale équivaudrait à reconnaître au dernier moment une différence entre la matière et l’esprit, le dehors et le dedans, l’individu et l’Humanité. C’est pourquoi le Christ, le Bouddha par exemples, ont accepté de créer des mouvements sociaux, but final de leur activité.

e) Les Lettres ne me paraissent pas le seul lieu où se soient poursuivies dans l’histoire de la pensée occidentale les recherches et les inquiétudes, touchant au seul point qui nous importe : la nouvelle dimension de l’esprit : la philosophie, la peinture, parfois la musique, la science, les théories sociales, me semblent également les formes qu’ont prises cette inquiétude. Toutefois il me semble en effet que les Lettres ont le lieu où cette inquiétude s’est exercée avec le plus de liberté, parce qu’elles sont l’activité humaine dont on se méfie le moins. Ce qui est inouï.

f) Les doctrines littéraires attachées à la seule forme et au langage sont dérisoires. Elles ne prennent une valeur que lorsqu’elles deviennent un moyen d’ascèse pour la pensée (Mallarmé, Valéry). Les doctrines littéraires attachées à l’originalité, au pittoresque, s’apparentent aux conceptions des fabriquants [sic] de jouets. (Et le fait est que contempler un étalage de jouets équivaut à lire bien des livres, et est moins fatiguant.) Seule une doctrine littéraire à but métaphysique me paraît supporttable. Ce but métaphysique doit être la révélation de l’unité, et des voies de la Délivrance. 

Je crois bien, mon cher ami, que nous sommes d’accord sur tous les points, sauf sur l’importance de la réflexion sociale. Ce désaccord pose le problème de l’acceptation ou le refus du salut personnel. Cette notion de salut personnel, même si elle apparaît philosophiquement pensable me paraît empreinte de dualisme (moi et les autres) et un produit de l’occident. Il faudrait que nous en reparlions. De même je crois que nous avons absolument besoin les uns et les autres. Et la preuve  c’est que nous tenons à nous expliquer, à nous aimer, à nous entraîner dans le même élan vers les régions de la « pure existence », là où nous cesserons d’être tels que nos sommes, pour être enfin !…

Je vous serre les mains.

A. Rolland de Rénéville