Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1932-01-02 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1932-01-02 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-01-02 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

2 janvier 1932, Tours

Mon cher ami, 

J’aurais voulu vous répondre plus tôt, mais en province, les traditions de visites, de repas excessifs, de correspondance vide et courtoise à l’occasion d’une date que l’on veut importante parce que sans doute elle marque une impression de victoire de l’individu sur la durée, m’ont détruit justement le temps que je me réjouissais d’avoir devant moi pour songer à votre lettre et y répondre.

Cette fois-ci, et c’était inévittable, vous m’acculez au problème qui doit précéder toute réflexion philosophique, et que l’on résout en général que par un compromis, parfois même par une sorte de jeu de mots comme Descartes, vous me demandez où commence ma pensée, c’est-à-dire à partir de quel moment je me sens moi-même suffisamment valable pour attacher de la valeur à mes perceptions, et exercer un choix entre elles.

Il est bien évident que je vous ai fourni des armes contre moi en vous racontant mes impressions d’enfance. Je sens que je n’ai plus même le droit de vous dire qu’elles ne me sont revenues à la mémoire que récemment, et que j’en ai été frappé simplement parce qu’elles m’ont paru concorder de façon curieuse avec les conclusions auxquelles je suis tellement parvenu : vous pourriez facilement me répondre que si j’avais oublié ces impressions d’enfance, elles, du moins, ne m’avaient point oublié ! Et c’est avec raison que vous suggérez qu’un individu plein de vitalité sera porté à construire une philosophie de la permanence du moi, de la réalité du monde extérieure [sic], et trouver pour corroborer ses opinions un palmarès de grands noms au moins aussi importants que celui que j’ai adopté pour soutenir mon goût du vide.

Je n’ai pas été sans me formuler autrefois ces objections. J’ai fini, à une certaine époque, par rencontrer une théorie capable de les réduire, ou du moins qui y prétend. Je veux parler de la distinction que l’école du philosophe thibétain Nagarjoune établir entre la vérité relative et la vérité absolue. Sans doute le connaissez-vous ? pour cette école philosophique la vérité absolue est la vacuité (non pas le vide, car il est aussi absurde de postuler le non-être que l’être). Cette vérité absolue nous est inconcevable. Tout ce que nous pouvons saisir n’est en effet qu’un aspect d’une vérité relative à notre conscience. Il ne s’agit pourtant pas tout à fait d’un gnosticisme Kantien : le fait même de concevoir la relativité du monde extérieur et de notre propre existence, sous entend par renversement une certaine intuition de l’absolu, et comporte une série de réflexions intellectuelles et morales qui peu à peu nous donnent accès dans un domaine que nous pouvons appeler métaphysique, bien que ce mot sous-entende un dualisme en contradiction avec nos idées. Le souci cartésien de déterminer si j’existe ou non devient donc tout à fait vain ; selon que je raisonne vis à vis de la vérité relative ou de la vérité absolue je puis admettre que j’existe ou que je n’existe pas. Ceci accepté, je suis très libre, vous le voyez, pour étudier la relativité de la vérité accessible à l’homme. La notion même de cette relativité me sera un fil conducteur infiniment précieux et que je ne devrais pas perdre de vue, car son existence entretiendra en moi une méfiance très utile vis à vis des systèmes qui prétendent conserver l’individu et le monde extérieur en face de l’absolu, et les y faire participer. Je serai conduit à rechercher le point de départ de ces systèmes, et y trouverai en général des postulats plus ou moins indéfendables. (Leurs adeptes iront jusqu’à avancer que l’absurdité du système est la marque de son origine divine.) Je remarquerai par ailleurs que ces systèmes engendrent une philosophie conventionnelle, une psychologie puérile, une civilisation en contradiction avec les tendances physiques et morales de l’homme, et finalement l’acculent au désespoir.

Bien au contraire, je constaterai que les recherches qui rentrent d’elles-mêmes dans cet axiome des deux vérités, aboutissent seules à des progrès réels et à des découvertes qui se complètent les unes les autres, au lieu de se nier.  Par exemple la psychologie occidentale n’a vraiment progressé qu’en découvrant l’inconscient et ses lois, c’est-à-dire une notion qui menace la croyance à une permanence et une omnipotence du moi. La physique a fait avec Einstein un bon énorme lorsqu’il a énoncé et vérifié les lois de la relativité. De même la poésie ne me touche que lorsqu’elle est dirigée dans le sens d’une nostalgie de l’absolu c-à-d contre la sécurité de l’homme en tant qu’individu.

Voici mon cher ami la pâle lumière que je puis aujourd’hui jeter sur les brumes qui président à l’apparition de ma pensée ! (Je ne sais trop comment je pourrais les exprimer dans un tract, mais ce ne serait sans doute qu’une question de forme à trouver.)

J’en reviens avec vous à deux de nos questions. Malheureusement je n’ai pas votre première lettre sous les yeux, et ne me rappelle plus les termes de ma réponse.

C. La notion d’énergie cosmique dont je vous parlais est en effet située dans le temps et l’espace, puisqu’il s’agit avec elle de l’apparition de l’univers. Lorsque j’y fais allusion, je raisonne bien évidemment de point de vue de la vérité relative. Je ne puis parler de la permanence de l’énergie cosmique, puis que l’impermanence est la loi des phénomènes. Son exaltation ne saurait non plus atteindre une qualité absolue, puisque cette énergie n’a aucune existence relative. D’ailleurs l’exaltation suppose forcément la dégradation (loi du rythme, passage du contraire au contraire cf. Hegel), et je ne puis attendre la libération absolue ni de l’un ni de l’autre de ces deux états qui sont les deux temps d’un rythme, les aspects d’un même cycle éternel.

À la vérité il me faut sortir de ce rythme pour être libéré définitivement. Il semble hélas ! que l’on puisse représenter par une spirale le chemin qui mène l’homme vers la vérité absolue ; il s’en approche sans cesse sans jamais l’atteindre (songez à la spirale mallarméenne dont il est tant question dans Igitur) et l’accession à cette vérité absolue exige que le chercheur renonce à sa qualité d’homme,  son existence, ( souvenez-vous encore d’Igitur buvant « la goutte de néant qui manque à la mer ».

Je crois que dans ma dernière lettre je me suis exprimé d’une façon maladroite et très équivoque au sujet de tout cela.

D. De même j’ai commis évidemment une grossière faute de raisonnement en assimilant les notions d’homme et d’humanité à celles d’envers et d’endroit. Excusez-moi, j’ai écrit cette lettre très vite, et sans réflexion suffisante. D’ailleurs cette confusion est sans doute ici l’effet d’une mauvaise foi inconsciente : il y a 1 an je pensais comme vous que le point de vue social est sans intérêt, et je ne suis entré au Grand Jeu il y a 3 ans qu’à la condition que les soucis politiques en seraient absents. Depuis j’ai évolué, mais peut-être d’une façon extérieure à ma pensée. En tous cas, je crois pouvoir dire que mes soucis sociaux s’apparente à mes soucis philosophiques : je suis contre tel système social parce qu’il est l’effet de telle philosophie dont je suis l’ennemi. Le système social s’impose à moi, entrave ma liberté de penser ou d’agir, exige de moi des services, et même des sacrifices qui peuvent aller jusqu’à celui d’une vie qui, pour le peu qu’elle m’importe, me semble ne rien lui devoir. Enfin je suis amené à conclure que si tel système philosophique est valable il ne doit pas l’être simplement pour moi. Je suis « partie d’un tout » dont l’évolution, à ce titre, m’importe autant que ma propre évolution. L’amour qui porte un Bouddha, un Christ, à revenir vers les hommes n’est-il pas cette reconnaissance de la loi de l’Unité que je pressens ? Et si je n’attache qu’une importance relative à mon existence individuelle, puis-je me satisfaire de la libération de mon individualité à défaut de celle de la masse dans laquelle je suis inclus ? Je me pose ces questions au moins autant que je vous les pose. Elles sont graves. Je ne crois pas qu’elle puissent être résolues par la négative, mais je manque de force pour les soutenir clairement dans le sens positif. J’avoue m’être laissé emporter par ce problème au lieu de l’attaquer directement et c’est une question de mise au point que je me promets de tenter. Votre concours à cet égard me sera précieux.

Je ne connais pas Vaughan. Pourriez-vous me donner la référence des citations si frappantes que vous me rapportez ?

En ce qui concerne les deux Nos de la revue le Surréalisme au service de la révolution, ils ne sont pas à proprement parler récents, car ils ont paru il y a plus d’un an. Leur contenu est assez pauvre, et je serai assez embarrassé d’en parler, et surtout peu désireux de les prendre comme prétexte à ma chronique.  Peut-être mon impression est-elle fausse, et y avez-vous découvert un intérêt qui ne m’est point apparu au premier abord ? Dans ce cas je pourrais y glisser une allusion dans le corps de mon article, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’éviterai de modifier mon entrée en matière à laquelle je tiens assez.

Je serai à Paris la semaine prochaine, et passerai Vendredi à la revue pour tenter de vous revoir. Mon cher ami veuillez je vous prie transmettre mes respectueux hommages à Madame Paulhan, et me croire vôtre, très cordialement.

A. Rolland de Renéville