Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1932-03-08 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1932-03-08 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-03-08 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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8 mars 1932 - Paris -

Mon cher ami

Je vous suis très reconnaissant de votre aimable invitation que j’accepte avec un très grand plaisir. Je me réjouis des instants que nous passerons ensemble le 20 mars, et serai très heureux de connaître Chagall.

J’espère vous rencontrer avant cette date à la N. R. F. et aurai besoin que vous m’indiquiez les moyens de communication entre Paris et Chatenay.

Je crois que vous me concéderez, au sujet de la personne de Gautama l’Illuminé, que s’il est, en effet, impossible de lui attribuer historiquement un texte quelconque, une parole, même un geste, si ce n’est un enseignement oral qui nous a été conservé par ses disciples (et la même obstination vaut pour Socrate et pour le Christ) il devient difficile d’attribuer ou de nier à cette personnalité une action sociale. Toutefois si nous n’avons pas le droit d’engager la personnalité du Bouddha dans nos hypothèses, nous ne pouvons guère dénier à ses enseignements la considérable portée sociale qu’ils ont eue. L’enseignement boudhique ruina, ou tendit à ruiner, les castes brahmaniques ; Socrate fut considéré à juste titre comme dangereux pour la chose publique ; et je n’ai pas à insister sur la portée révolutionnaire des enseignements christiques. Admettre entre la pensée et l’action une barrière infranchissable, ne serait-ce pas d’adopter une position dualiste ?

Je sais que vous pourrez me dire que j’envisage ici les conséquences d’une pensée, et non pas l’attitude de son auteur. Il n’en n’est [sic] pas moins vrai que le pouvoir de cette pensée dépasse l’ambition morale de celui qui la suscite. Le sage qui se retire pour méditer, sera doublement sage s’il prévoit toutes les conséquences de sa méditation. Mais s’il ne les prévoit pas, ces conséquences n’en n’existeront [sic] pas moins. C’est pour cela sans doute que le bouddhisme établit une distinction entre l’état de Bouddha (L’Illuminé qui poursuit son salut personnel) et l’état de Bodhisatva (L’Illuminé qui refuse momentanément l’extinction totale de sa personnalité pour pouvoir aider l’Humanité demeurée en arrière). Et s’il est émouvant de constater que la tradition attache plus de prix au sacrifice conscient du Bodhisattva qu’à la libération de Bouddha.

J’ajoute que je suis tout prêt à faire une concession à votre opinion, car je crois bien que nous avons raison l’un et l’autre, et voici comment : l’esprit et la matière n’étant plus que les deux facettes de la réalité accessible en révélant un mouvement que les dialecticiens ont cru pouvoir décomposer, il semble que les deux faces de cette Réalité ne peuvent évoluer qu’ensemble, ou du moins sur un rythme similaire. Je suis bien loin de prétendre que la pensée dépend des faits économiques et sociaux. Mais je crois pouvoir observer que leurs évolutions se rejoignent, et il apparaît probable qu’elles réagissent l’une sur l’autre, dans des proportions que j’ignore. Je crois d’ailleurs pouvoir noter que la pensée est « en avant » selon la parole de Rimbaud. Et c’est pourquoi sans doute les poètes sont à la fois des métaphysiciens et des prophètes. Le poète le plus éloigné de l’action sociale se trouvera généralement, qu’il avait prévenu ou non, en accord avec les révolutionnaires de l’avenir.

Choisissons, si vous le voulez bien, le poète le plus étranger à toute préoccupation sociale, et qui s’est abstrait avec effort du monde sensible : Mallarmé. Sa poésie est toute dominée par le point de vue hégélien qu’elle retrouve et recrée par ses démarches personnelles. L’évolution sociale ne suit-elle pas le rythme même de cette pensée ?

Or, je ne prétends pas le moins du monde que ceci conditionne cela. Je pense même que l’application volontaire et artificielle aux œuvres de l’esprit, d’un postulat d’interdépendance entre les faits et l’intelligence, ne peut que produire les résultats odieux et grotesques dont les dernières manifestations surréalistes nous fournissent des exemples. Mais je pense que nous aurions tort, vous d’affirmer que l’esprit suit des voies étrangères à la dialectique sociale, moi d’affirmer qu’il ne peut poursuivre ses démarches sans prendre l’action sociale comme objet de ses recherches. À la vérité, l’esprit et les faits évoluent selon un mouvement identique, pour cette raison probable qu’ils ne sont que les aspects du même Mouvement.

Ce que je crois, c’est que l’esprit a la possibilité de devancer les faits à une vitesse incroyable

Pour cette raison que le Temps n’existe pas pour l’esprit ? … Einstein affirme je crois que la lumière est l’état limite de la matière qui admet la catégorie de Temps.

et de parvenir à réaliser cet état de synthèse qu’est l’extase mystique, sans avoir à attendre que les contradictions des faits soient résolues.

Il faut reconnaître que les grands poètes ont eu tendance à se plier à des exigences intérieures (correspondant à celles de la tradition hindoue) qui leur ordonnent de ne pas se satisfaire de cette extase, mais de continuer à vivre. Rimbaud se disait « tendu au sol » avec « la réalité rugueuse à étreindre ». Goethe parlait de moins en moins de métaphysique, et agissait dans le monde.

Je vous remercie de ce que vous voulez bien me dire au sujet de mon article sur Goethe. Mais vous me reprochez d’être parfait dès le point de départ : n’ai-je pas montré Faust partant d’une catastrophe intellectuelle et n’atteignant l’absolu qu’à travers le relatif ? Je pense comme vous que l’Infini peut difficilement faire le sujet d’un article… voire même d’un livre !

Vous ne me donnez pas de nouvelles de la lettre de Baudelaire ? Puisque vous en possédez une copie, ne pouvez-vous me le transmettre vous-même ?

Si vous recevez pour compte rendu le livre d’inédits de Baudelaire qui vient de paraître au Mercure, pourriez-vous me le réserver ? Je vous demanderai peut-être, si je ne vous ennuie pas, l’ouvrage sur Charles Henry qui vient de paraître chez Gallimard, et le nouveau Bergson.  Je vous les rendrai rapidement. Je ne puis songer à les acquérir.

Merci de m’avoir fait adresser un luxe du n° de Goethe. Cet envoi m’est précieux. Mon cher ami, veuillez ne pas m’oublier auprès de Madame Paulhan, et croyez moi je vous prie bien vôtre.

A. Rolland de Renéville