Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1932-09-14 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1932-09-14 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-09-14 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

14 septembre 1932

Château d’Anzan

Noizay

Indre et Loire 

Mon cher ami

Je suis à Noizay pour quinze jours encore (jusqu’au 25 sept.). Je n’ai pu retrouver qu’ici les 3 livres de Michaux que j’avais laissés dans une résidence tourangelle. Je crains de ne pouvoir vous donner ma note que pour le n° de novembre. Nous sommes déjà le 14, et je ne l’aurai terminé que dans cinq ou six jours. Est-ce très grave ? Michaux m’a affirmé qu’il lui était indifférent que la note ne passe qu’en novembre. S’il pouvait en être de même pour vous, j’en serais heureux ?

La phrase que vous me citez de Mademoiselle Camille m’a littéralement renversé ! Je me demande qui de nous deux est le plus naïf : elle, d’agir ainsi, ou moi de n’avoir pas prévu qu’elle pourrait agir de cette sorte.

1° Je n’ai cité Kant , que parce que vous m’avez écrit : « Pour moi je voudrais établir principalement que l’absolu est cet objet d’expérience et de connaissance  – cela à partir de la méthode scientifique, la plus simple, à celle de la physique ou de la chimie. » (Excusez moi de vous querellez sur ces mots, mais l’absolu ne peut être un objet. Ce terme suppose un sujet qui lui est opposé et le limite. On ne peut donc connaître l’absolu, mais y participer. Le silence mystique est le signe au profit de l’absolu.) –  A toutes vos acquisitions logiques, et expérimentales, l’objection kantienne de la relativité me parait valoir irréfuttablement. Vos instruments de recherches sont vus par votre raison humaine, et leurs résultats appréciés par elle. Vous n’obtenez donc que des révélations relatives.

2° Il me semble que la distinction faite par la philosophie orientale de deux vérités doit être conservée : la Vérité relative (celle que nous pouvons tenir en face, dont nous pouvons parler) et la Vérité absolue (celle dans laquelle nous pouvons nous perdre, c’est-à-dire que nous ne pouvons prendre comme objet, puisque sa qualité d’absolu ne supporte aucune division et par conséquent aucune réalité en dehors de la sienne propre.)

Ceci posé, je suis assez à l’aise pour m’accomoder de l’objection kantienne. La Vérité de l’Homme m’est accessible. Et moi, Homme, noyé dans l’océan du monde manifesté, particule de cette manifestation, je puis connaître ce monde, car me connaître c’est le connaître. (C’est ici que le « connais-toi, toi-même » antique prend toute sa valeur). Il y a analogie entre le sujet et l’objet. (Je m’étais amusé à illustrer cette analogie par le jeu de mot co-naissance, mais nous pouvons fort bien nous en passer !) La loi d’Analogie nous permet de concevoir les multiples correspondances qui lient entre elles les réalité les plus lointaines. Sans doute ne puis-je ainsi ramener au jour que des vérités relatives à la structure mentale de l’homme, mais si je recherche le dépassement de l’homme, je dois d’abord en connaître le complet développement.

La Vérité absolue m’échappera toujours, tant que je conserverai ma qualité de sujet personnel. À peine pourrais-je le supposer par une opération de Renversement (Le Contraire de ce que je puis savoir) ou de Négation (son nom est non) ou l’approximer par la décantation de la parole – ce qui est le rôle de la Poésie. Je m’en réfère encore au silence mystique, ou – ce qui est la même chose – à l’expression des upanischads « Tu es Cela. »

 

Je ne sais ce que pourrait donner une réunion à huit, telle que vous m’en suggérez l’idée. Du point de vue « amitié humaine » ce sera très souhaittable. Je ne sais si d’autre part nous n’obtiendrons pas avant tout de violentes oppositions. La poésie de Supervielle, par exemple, est trop peu maudite pour être supportée par Artaud, Daumal, et Renéville. Les livres de Jouhandeau emploient les décors et les personnages mystérieux dans un but de pur pittoresque. Rougemont a beaucoup de subtilité en surface. Ne craignez vous pas que 2 camps s’organisent aussitôt ? Dans l’un d’eux je verrai Artaud, Daumal, Michaux, Paulhan et Renéville et dans l’autre Rougemont, Jouhandeau et Supervielle. Vos ttableaux et vos livres pourraient servir utilement de projectiles. – Mais je fais de l’a-priorisme. Je me trompe peut-être. Essayons.

Je pensais que la parution du poème d’Alibert était explicable par une question d’amitié par exemple, mais je suis stupéfait de penser que Gide admire cet écrivain. N’est-ce pas déconcertant ? Le goût du mauvais goût peut devenir encombrant.

Vous ne vous étonnez pas que je n’aime guère le Chetov. C’est de l’Anatole France rénové. Tout se réduit à quelques petits syllogismes assez minces. Mais enfin cela a de l’allure, et de l’esprit.

Artaud a vraiment de merveilleuses intuitions. Son texte est une vraie réussite. Je voudrais tant qu’il puisse réaliser ses idées, et monter un théâtre !

Quand revenez-vous à Paris ?

Voudriez-vous me faire savoir si je puis vous donner le Michaux que pour novembre ?

Mon cher ami je vous serre cordialement les mains, en vous priant de bien vouloir transmettre mon respectueux souvenir à Madame Paulhan.

A. Roland de Renéville

Chateau d’Anzon

Noizay – Indre et Loire  

Adresse jusqu’au 25 sept. Ensuite 1 rue C. Delavigne Paris.