Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1934-10-16 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1934-10-16 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1934-10-16 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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MINISTÈRE DE LA JUSTICE

11 rue de Sèvres - Paris

Mardi soir 16 oct. 34 

Mon cher ami,

À propos de notre discussion touchant l’interprétation du Sonnet des Voyelles un argument me vient qui renforce la répugnance que je ressens à admettre la thèse du collaborateur à la N.R.F. Le voici : en admettant pour un instant que Rimbaud se soit inspiré d’un alphabet illustré pour élaborer son poème, quel mobile a pu dans ce cas le pousser à ne choisir que les voyelles, au lieu de suivre l’ordre alphabétique des lettres ABC etc. dans son poème ? Ne me répondez pas qu’une énumération limitée était de mise dans un sonnet, car rien n’obligeait alors Rimbaud à n’écrire qu’un sonnet et non un long poème d’une autre forme, ou même une succession de sonnets.

Que si l’on admet ma théorie qui est de ne pas séparer ce sonnet des autres recherches, et de l’œuvre totale du poète, ce choix, précis des Voyelles s’éclaire, et par contre coup illumine l’œuvre entière :

quiconque s’est penché le moins du monde sur les recherches des Kabbalistes à propos de la Parole, sait que les Voyelles comptent seules. Les Hébreux n’avaient tout d’abord pas le droit de les écrire, à cause de leur portée magique et incalculable. Plus tard, elles furent marquées en hébreu par de simples points. Relisez à cet égard St Martin ou Fabre d’Olivet. La portée magique et créatrice des voyelles sur quoi le système incantatoire de la magie (et particulièrement de la magie kabbalistiques) est fondée, ne pouvait manquer de retenir l’attention du poète occupé à composer une Alchimie du Verbe, à la suite de Baudelaire dont les fameuses correspondances, empruntées elles–mêmes à Swedenborg, nous font pénétrer dans le domaine des sciences secrètes.

Je crois sincèrement que le mouvement qui se dessine à l’heure actuelle en faveur d’une désintellectualisation » de Rimbaud n’est qu’un de traits de la tendance au moindre effort selon laquelle il est plus séduisant de penser que Rimbaud n’a rien voulu dire, s’est contenté d’exprimer avec talent ses sentiments, comme tous les écrivains, plutôt que de laisser son œuvre nous poser une interrogation à laquelle ne peut guère répondre que notre angoisse.

A vous affectueusement 

André

N’oubliez pas de demander le Bardo, à A. Suarès.  Je voudrais écrire un article sur les états du Bardo comparés à ceux du Mangeur d’opium. Il y a là de curieuses analogies. 

Je n’oublie pas que je vous dois une réponse à la grande lettre que vous m’avez envoyée avant les vacances.