Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1936-06-20 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1936-06-20 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1936-06-20 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
20 juin 1936 

Mon cher ami 

La rigueur de votre analyse, sa méthode absolument scientifique en effet, puisqu’elle part d’un phénomène pour en préciser la nature, les modes d’apparition, et en proposer les lois, me ravissent. La parfaite adéquation du style et du sujet, je veux dire cette façon de tenir compte en cours de route des obligations, des « rameaux de pensée » qui à tout moment surgissent de l’analyse, constituera une extraordinaire réussite.

Je ne vous cacherai pas que les conclusions que je sens sourdre de votre œuvre désemparent. Sans doute est-ce là d’ailleurs le but qu’elles se fixent. Retourner la pensée fortifie.

Si je saisis bien la structure même de votre analyse, vous posez 3 termes 1° Le lieu commun (vous admettez que nulle distinction essentielle se s’impose entre lui et les fleurs de réthorique [sic]) 2° L’écrivain qui en useLe lecteur qui s’y heurte.

Vous constatez que le lieu commun est un assemblage de mots qui cesse de signifier ce que chacun de ses éléments veulent [sic] dire, et ce que leur ensemble désignait à l’origine. Vous admettez encore que la pensée de l’auteur traverse le lieu commun comme n’importe quel autre mot, sans paraître en souffrir, et en concluez que nous assistons peut-être (sûrement même) à la naissance d’un nouveau langage, chaque fois qu’un auteur use de lieux communs dans un sens particulier ; le lecteur qui voit le lieu commun là où, en fait, existe un mot nouveau, reste le seul responsable de la platitude dont il gémit.

Mais ne pourrait-on avancer, sans plus d’invraisemblance, que lorsque, par l’usage, un lieu commun prend corps là où se trouvait à l’origine une image, c’est, non pas à la naissance d’un mot nouveau que nous assistons, mais à la mort d’une expression que ses vertus ont quittée ? L’auteur qui aligne les lieux communs ne nous convie-t-il pas à passer en revue des cadavres, bien plutôt que des nouveaux nés ? Et si l’esprit de l’auteur habite un instant tel cadavre, sommes nous coupables s’il est seul à s’en apercevoir ? (Faut-il cesser de rire des spirites qui aperçoivent Jeanne d’Arc dans les vapeurs qui hantent une salle trop bien fermée ?)

Il se peut que l’on choisisse de donner tort à mes interrogations. Dans ce cas je devrai insister et vous demander pourquoi l’abondance des lieux communs dans une œuvre ne se trouve pas être jusqu’ici le critérium auquel vous vous tenez lorsque, très judicieusement, vous choisissez un texte, parmi d’autres, et pourquoi le point de vue de la Terreur vous rallie dans la pratique, alors que dans la théorie vos efforts tendent à le ruiner.

J’aimerais le 1er juillet lire un passage de l’Expérience poétique, et n’avoir pas, au moment de le lire, la parole le dernier. Je pourrai, si vous l’estimez nécessaire, dire encore à la fin quelques mots de conclusion, s’il en est une possible, je veux dire s’il en est une commune, pour (les) rallier les points de vue très séparés qui seront soutenus.

A vos deux affectueusement 

A. Rolland de Renéville