MINISTÈRE
DE LA JUSTICE
7 octobre 1936
Mon cher Ami
J’ai bien reçu la fin des Fleurs que j’étais si impatient de lire, et vraiment je vois que j’avais bien raison d’être impatient ! C’est avec émotion que j’ai vu votre pensée aboutir à un lieu moral vers lequel obscurément je m’efforce d’atteindre à propos d’objets différents, ou plutôt en partant d’objets moins précis. D’un renversement de la pensée à l’autre, à travers les pages de votre livre, je ne m’étais à vrai dire jamais senti désemparé. Toujours l’impression d’être guidé avec certitude vers un but obscur comme le soleil me rassurait, tandis que vous obligiez mon esprit à suivre les grandes oscillations spirituelles qui caractérisent l’examen des contradictoires. En fait j’ai toujours pressenti ce grand schème de la dialectique rigoureuse, si subtilement voilé, mais implacablement suivi, dans les démarches que vous m’imposiez. Tout de même ce pressentiment ne s’est pas mué en certitude sans emporter en moi la surprise d’une si éclatante réussite.
Ce qui particulièrement me paraît faire des Fleurs un grand livre c’est parmi beaucoup d’autres traits, que vous réinventiez la dialectique, vous nous la faite[s] sentir nécessaire, grâce à un contrôle scientifique de chacune de vos assertions. Le hasard est à chaque mot chassé de vos acquisitions. Ce sont les oppositions, les résistances, que par moment l’on est tenté de vous offrir, qui vous deviennent des occasions de triomphe, et des arguments nécessaires à la conduite de vos recherches. Vous partez d’un problème en apparence insignifiant « le lieu commun », celui auquel justement notre pensée ne songe guère à s’arrêter, pour reconstruire tout le drame des Lettres, et finalement celui de l’esprit humain. Cette méthode, qui consiste à retrouver le Tout dans l’infime, a fait à travers les âges toute la grandeur de ceux qui surent exploiter les ressources de la pensée.
Enfin il me semble que pour la première fois la rigueur scientifique fut vraiment appliquée dans un domaine que le sens commun livre à la fantaisie la plus lâche. Je ne vois chez Valéry que l’ambition qu’une telle application, et quelques tentatives.
Cette synthèse de trois démarches de l’esprit : la dialectique, l’analogie, l’induction et la déduction, constitue une éclatante nouveauté dont l’honneur vous revient, et qui devrait avoir, semble-t-il une longue répercussion dans le domaine de l’expression.
J’aimerais beaucoup, mon cher ami, écrire une étude sur les Fleurs lorsqu’elle[s] paraîtront en librairie, si toutefois vous estimez que les réflexions qu’elles me suggèrent ne trahissent pas votre pensée.
Avez-vous pu croire sérieusement que je doutais de vous un instant ? De cela seul je pourrais vous en vouloir un peu.
Cassilda lutte corps à corps avec notre appartement. Elle n’a fini qu’aujourd’hui de peindre la ne pièce. Je pense que dans un mois nous vivrons normalement dans la maison.
À bientôt mon cher ami
Je vous serre les mains.
André