Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre d'André Rolland de Renéville à Jean Paulhan, 1950-03-17 Rolland de Renéville, André (1903-1962) 1950-03-17 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1950-03-17 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
17 mars 1950 

Mon cher ami 

Je n’ai pu mercredi vous expliquer de façon suffisamment précise les raisons qui m’ont retenu d’apposer ma signature au bas de l’adresse collective parue dans Combat, à propos de l’attitude de la famille Artaud, envers les inédits et la correspondance d’Antonin.

Je ne crois pas que ma signature ait une importance suffisante pour qu’il soit nécessaire que j’explique mon attitude au public (qui ne s’apercevra pas de son absence) mais je tiens à ce qu’aucune équivoque ne puisse exister dans l’interprétation que, personnellement, vous pourriez être amené à vous en donner vous-même. L’adresse collective de Combat portait à la fois sur le droit des héritiers Artaud, et sur la qualité de leur attitude au point de vue moral. En ce qui concerne le droit, les rédacteurs de cette adresse se sont complètement trompés. Du fait de la mort d’Artaud, tout ce qui lui appartenait (livres publiés, livres inédits, textes de ses lettres) appartiennent désormais à sa mère qui est de droit son héritière directe, en l’absence de testament. Madame Artaud a le droit de faire ce qu’elle en veut par exemple d’empêcher la publication des inédits, et mieux encore de la correspondance. (Ceux qui ont reçu des lettres d’Artaud ne sont propriétaires que du papier et de l’écriture du poète, mais non du… contenu intellectuel de ses lettres).

On me dit : « Il y a un testament ». je ne l’ai pas lu

La famille Artaud peut d’ailleurs en demander l’annulation pour « démence » de son auteur.

. Les fragments qu’en donne Combat ne font aucune allusion à la correspondance… Le Code Civil est sans doute beau et absurde comme toutes les créations humaines (Camus dirait comme tout ce qui existe). Je n’ai pas à l’apprécier, car je ne suis pas législateur. Par contre j’ai accepté de consacrer la plus grande partie de mon existence à l’appliquer. Et dans les circonstances mes collègues, sinon moi-même, ( car s’il devait s’agir de moi, je me récuserai en raison de mes relations avec Antonin) vont probablement avoir à l’appliquer, tant donné le procès que la famille Artaud s’apprête à intenter… Je ne pouvais, vous le comprenez, signer, et par conséquent approuver, une adresse collective qui porte sur une grossière erreur de droit.

Pour ce qui est du point de vue moral, c’est bien autre chose. A cet égard je suis pleinement d’accord avec la pétition dont nous parlons. Si ce n’est que nous risquons de voir élever le débat : « Vous souhaitez donc, nous dira-t-on peut-être, que les œuvres d’un écrivain décédé soient arrachées aux familles stupides et alusives [sic], et soient considérées comme un patrimoine commun à l’humanité. Vous avez bien raison. Nous allons faire voter une loi qui donnera à l’État la propriété des œuvres littéraires, inédites ou non ». Dois-je insister pour vous montrer que cela nous mènera à une catastrophe bien plus grave encore ? Hitler et Staline sont là pour nous montrer que le fanatisme politique laisse bien loin derrière lui celui que les familles des petits bourgeois peuvent nourrir, et opposer un temps à la publication d’œuvres qui les épouvantent en même temps quelles les flattent à leur insu. Aragon laisserait-il paraître des inédits de Rimbaud ? Mais je crois qu’il les brûlerait. (Lire sa préface aux Poèmes politiques d’Eluard). Vous voyez que notre Code est un moindre mal… Nous lisons avec délices votre dernier livre. Je suis très frappé par ce qu’il y a de « créateur » dans votre style.

Mon cher ami nous pensons à vous deux bien affectueusement.

André

Je vous reparlerai plus longuement de vos admirables textes.