Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Elsen à Jean Paulhan, 1950 Elsen, Claude (1913-1975) 1950-07-31 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1950-07-31 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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jeudi soir [1950] Cher J.P.,

Marot : oui, volontiers (de préférence aux autres) et dans le délai fixé.Vous me donnerez plus de précisions lundi. Je m’emploie à (re)mettre la main sur ses œuvres complètes, ce qui n’a pas l’air tellement facile : il y a le Marot des « Classiques Garnier », mais le tome I est épuisé. Peut-être pourriez-vous m’aider ?

Ci-joint notes sur Pilotaz et Weingarten (je vous remettrai les ms. [manuscrits] lundi).À celle sur P. [Pilotaz] j’ai ajouté quelques suggestions sur les remaniements qui me paraissent souhaittables. (Ces notes son [sont] peut-être trop laconiques?)

Bonnes et encourageantes nouvelles, en effet, pour Comœdia !Il me paraît tout à fait inutile de vous dire que vous pouvez recourir à moi à tout moment, de toutes les manières et autant qu’il vous plaira.

Puisque nous parlons « affaires » : j’ai passé accord hier avec M. Orengo (directeur littéraire chez Plon) pour la traduction de Lead, Kindly Light, de Vincent Sheean, sorte de Pèlerinage aux sources d’un Américain qui a vécu avec Gandhi (ce n’est pas sans intérêt).Je touche 35.000 d’acompte le 1er juin et la même chose à la livraison du ms. [manuscrit], le 15 octobre.En gros, mon « minimum vital » semble donc à peu près assuré jusqu’après les vacances d’été. Je n’en demandais pas plus.

Tout cela représente pas mal de travail. Je songe vaguement, pour m’y consacrer, à passer, soit en juin, soit plutôt en août, quelques semaines hors Paris, dans quelque coin tranquille, économique et peu éloigné (vallée de Chevreuse, par exemple). Peut-être connaîtriez-vous un endroit de ce genre, à prix doux ?(Bien entendu, je sais d’avance qu’en juillet, en Bretagne, je ne ferai rien pendant 2-3 semaines : la mer exerce sur moi une espèce de fascination qui m’ôte jusqu’à l’envie de lire…)

Après beaucoup d’hésitation, je me suis décidé à manger le gâteau de pistaches. C’est aussi délicieux que séduisant à l’œil, en sorte qu’en le croquant, on a le sentiment ambigu de se frustrer d’un plaisir durable (visuel) pour en connaître un non moins vif, mais fuyant. Comme dirait Benda : je [livre?] ceci à la réflexion des moralistes…(Le mécanisme érotique n’est pas tellement différent, au fait.)(Et j’ai aussi l’impression que ceci est fort banal.)

(suite)Voilà pour les « affaires courantes ». Il n’est pas indispensable que vous fatiguiez vos yeux à lire le reste.

Je crois que tout homme a un point de moindre résistance, dont le contrôle lui échappe. Ainsi de mes sentiments pour ma fille. C’est en pensant à elle beaucoup plus qu’à moi-même, dont le sort ne m’intéressait plus guère, 1° qu’en 1945 j’ai « choisi la liberté », 2° qu’ensuite j’ai essayé de tenir le coup. Avec d’ailleurs, dans les très mauvais moments, une espèce de révolte contre son existence dont la pensée m’empêchait de disposer librement de la mienne. Mais l’idée de ne pas la revoir (avant de mourir par exemple) m’était intolérable,- ou l’idée qu’elle pût avoir un père en prison et ne pas comprendre pourquoi. En 45, en Allemagne, le jour de mon arrestation, le hasard a fait que je sois « interrogé » dans une pièce du C.I.C. [Counter Intelligence Corps] américain dont la fenêtre donnait à peu près sur la chambre (de l’autre côté de la rue) où étaient ma femme et ma fille. On ne voyait rien, mais on entendait. Et j’ai entendu ma fille éclater en sanglots (elle avait cinq ans). Eh bien, cela m’a glacé beaucoup plus que ma propre situation et l’interrogatoire assez… vif que me faisait subir une sorte de gorille.(À ce propos, et à propos d’ « illusions de langage » : ledit gorille avait trouvé dans mes papiers une ébauche de manuscrit intitulé Le grand jeu. Connaissant très mal le français, il avait lu cela : Le grand « jew », c’est-à-dire « juif », et soutenait qu’il devait s’agir d’un pamphlet antisémite. Juif lui-même, il le prenait fort mal, et entendait me le faire comprendre avec beaucoup de vigueur. Le curieux, en pareil cas – enfin pour moi – c’est que si… mal à l’aise qu’on soit, il y a une part de soi qui reste, ou devient, « spectatrice » de la chose, avec une espèce de détachement lucide, froid, presque ironique. Mais il ne faudrait sans doute pas que les choses aillent trop loin, j’imagine.)Encore aujourd’hui, j’essaie de ne pas penser trop précisément à ma fille : cela me fait un mal bizarre, me donne comme le sentiment (physiquement pénible) d’un manque, d’une frustration. Ce qui ne veut pas dire nécessairement que je sois un bon père, bien entendu (en ce qui concerne le refus du suicide, par exemple, il s’agissait peut-être, simplement, d’un alibi que se donnait mon instinct de conservation).

Oui, je sais, j’ai pris mon parti d’avoir l’air « prétentieux » ou « dédaigneux ». On me l’a dit si souvent que cela doit être vrai (mais on me le dit généralement lorsque cette première impression – fausse – s’est dissipée, ce qui est plutôt réconfortant). J’ai d’ailleurs parfois été amusé par l’idée que j’avais pu intimider des gens qui m’intimidaient bien davantage…Quant à ce que vous appelez « cruauté », et mon amie « sécheresse » (elle me dit : « Tu es un cerveau et un sexe ; entre les deux il n’y a rien »…), c’est peut-être aussi le masque (inconscient) que s’est donné une certaine faiblesse de caractère que mon esprit sent avec déplaisir et contre quoi il s’irrite depuis vingt ans, au point que je finis par être seul à en avoir conscience.Pardonnez cette complaisance introspective : c’est qu’il est toujours curieux d’essayer de se voir avec les yeux des autres, comme si l’on était soi-même un autre. Je reviens ici au « spectateur » dont il était question plus haut,- et peut-être en effet que lui est « sec » et « cruel », après tout…

À vousC.E.