Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Barbara Church à Jean Paulhan (17 octobre 1953) Church, Barbara (1879-1960) 1953-10-17 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1953-10-17 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français
Le 17 octobre 1953

Cher Jean

Nous sommes en plein été, je suis devant la fenêtre grand ouverte en plein courant d’air et je suis bien. Le ciel est bleu par dessus le ciment de Park Avenue devant moi une ouverture entre deux grattes-ciels, une petite maison de 3 étages qui s’obstine quand même. L'automne en Amérique est vraiment quelque chose d’étonnante qui fait croire et espérer.

Vous me dites qu’il fait déjà froid à Paris. Je pense à vous, si souvent à Paris, à la rue des Arènes, à Ville d’Avray et votre lettre m’a émue – je vous sentais si amical, si proche – merci.

J'aime votre indulgence envers mes griffonements (quel mot!)Griffonage me déplaît – age -, je n’aime pas non plus – ment – (Note de B Church), j’en trouverai un mieux un jour qui exprime ce que je veux dire – point trop sérieux – et cependant quand je griffone je suis très sérieuse et toute appliquée – pour un instant.

Peut-être suis-je un peu comme Groeth qui lui aussi avait besoin d’amis, d’indulgence, de réponse, comme moi. On s’entendait bien avec lui, il faisait toujours la moitié du chemin, même en philosophie – il était vivant – philosophiquement – poétiquement – je le regrette souvent.

D'ailleurs « Mesures » avait réuni des gens épatants, très différents, mais pareils quand-même, leur désir, leur ambition de prefection, leur amour de vivre - j’essaie d’expliquer à moi-même ce qui ne s’explique pas, mais le jeu est le nôtre, n’est-ce pas ? Et il nous plaît, ce jeu.

J'ai envoyé à Wallace Stevens le livre sur Nicolas de Staël – je l’ai vu (W.St) avant hier à ma première grande réunion chez moi.

Il est venu de Hartford avec sa fille Holly, très jolie, très fière de son père maintenant. Autrefois elle s’impatientait de ne pas comprendre sa poésie – et naturellement elle trouvait que c’était lui qui avait tort. La jeunesse elle aussi vieillit. Holly a 27 ans et son fils Peter 7 ans. W. St la regarde, admire sa fille, il dit : « we have battled through all our miunderstandings to a happy peace » (nous avons battaillé [sic] à travers nos difficultés,de nous comprendre vers une paix heureuse.) j’ai fait des reproches à W. St. D'avoir jugé sévèrement Drieu la Rochelle. Il m’avait écrit après avoir lu le « Récit Secret » qu’il trouvait révoltant – le masochisme et l’égotisme maladif, il me citait aussi l’attitude de D.L.R à l’occasion de son échec à l’Académie – moi je ne me souviens que de sa part bienfaisante envers vous – et W. St : « je ne savais pas et Jean Paulhan restera toujours un héros à travers vous » puis moi : c’est un grand ami et je ne suis pas sure qu’il tient tant que ça à être un héros!

A l’instant une lettre de lui, me remerciant, disant des choses gentilles de la fête, de l’atmosphère toute spéciale - « Jean Paulhan est un grand homme, je le sais, pour vous, pour moi, quand même un héros – au réel et au figuré – son esprit, son courage l’y oblige; » Et Miss St John, mon amie anglaise dit de vous que vous êtes un Saint ou le plus proche ! Qu'en pensez-vous ?

Marianne Moore m’écrit souvent – c’est toujours un moment de détente elle me plaît – je lui ai même envoyé mon poème Américain, écrit à mon retour ici, c’est une faveur, vous le savez. Et de votre part, j’ai fait des grands signes d’amitié aux deux comme vous me l’avez recommandé. Elle m’a dit de vous répondre pour elle.

On a parlé de la N.R.F. Naturellement – à propos – je veux renouveler les 2 abonnements, je règlerai en 1954 ou si vous le préférez Yvonne Moreau peut le faire pour moi. Wallace Stevens m’a dit que son numéro d’Août n’est pas arrivé, moi j’ai égaré le mien du mois d’avril (4) – Voulez vous faire expédier les deux manquants. Et naturellement tout 1954, pour moi aussi. - Vous me parlez de Musil. Dans le numéro mars avril 1953 on a publié dans le Partisan Review le même chapitre que j’ai traduit en français – sous l’encouragement de Harry, je l’avais traduit, ce même chapitre, en anglais, en 1941 ou 42 et Harry l’avait envoyé à Kenyon [?] Review qui n’en voulait pas.

Curieux ! La traduction est de [?] (Irlandaise) et George Kaiser et tout (les 3 volumes) sera publié prochainement – on le compare Musil, à Proust et à Joyce.

J'aime bien la photo d’Ungaretti – j’espère le revoir un jour à Paris, Harry et moi l’avons vu à Rome, nous sommes sortis avec lui et Mme Ungaretti et ce fut une vraie fête, j’ai aussi une jolie lettre de lui sur ma lyrique comme il disait.

Je suis contente que Michaux s’est guéri « sans le dire à personne » et qu’il se promène sur les quais. Si vous pouvez l’attraper au coin d’une rue, dites lui mes amitiés. Je lui ai écrit du bateau, inquiète un peu.

Je les connais bien ces autos clowns – j’ai même vu des hommes en sortir sans dommage apparent, ils se lissaient les cheveux et tiraient sur leurs salopettes d’un air dégagé – au cinéma.

Il faut aller voir Cinérama quand ce sera à Paris – je l’ai vu pour la seconde fois et c’est toujours étonnant – les 3 dimensions. Je me suis rendue compte que le cinéma ordinaire donne des images plats, au Cinérama on est dans l’avion, sur le bateau, on se cramponne à son fauteuil au moment périlleux.

Je suis contente que Germaine ait trouvé un remède qui la soulage, très contente, embrassez la pour moi.

J'aime beaucoup l’histoire de votre Fermière de Province, les Américains américains la goûte moins, mes amis « hyphenated » sont de mon avis et sont ravis.

C'est le point noir, vulnérable pour les premiers, les seconds se sentent un tout petit peu du même bateau.

Le péché des pères - - Et je comprends la joie des « gens de couleur » en peignant abstrait.

Oui nous inviterons tous nos prix en 1954 sur Villon, même les autres, vous m’en donnerez une liste.

Dominique Aury m’a envoyé un livre sur – je lui écrirai – elle y a mis une gentille dédicace.

Et dites des choses aimables, affectueuses à Edith Boissenas, j’ai bien regretté son absence au déjeuner, je m’étais promis de lui parler plus longuement.

Dimanche 18 Octobre 1953

Je rentre de la messe dans l’église St Ignatius de Layola – avec St John – nous avons un arrangement quand je vais à l’Eglise le Dimanche, c’est à tour de rôle l’anglicane, l’Eglise Jésuite et l’Eglise St John The Divine – les deux ont des choeurs magnifiques et on y chante des choses qui font plaisir. Les Jésuites ont un choeur de garçons, des voix célestes, j’en ai entendu de pareil qu’à Rome et à Séville.

Puis ces deux églises sont parmi les plus riches, les cérémonies sont parfaites de goût, dans leur genre – Spellman et St. Patrick, sa Cathédrale sont bien moins satisfaisants. Et maintenant après déjeuner à 2h ½ j’irai entendre le Concert de la Société Philarmonique à Carnegie Hall – le Dimanche bien pensant et bourgeois – c’est si bien organisé.

Depuis mon retour, un mois, j’ai fait beaucoup de choses, j’ai vu une foule de gens; comme toujours, on me gâte et j’essaie de rendre.

Je lis les revues, les journaux, plus ou moins distraitement, je sors, je rentre, le temps est beau et trop court, je trouve.

Et je suis trop bavarde – ma lettre n’est pas belle à regarder comme le sont les vôtres. Soyez bienveillant, quand-même.

Bien à vous deux, de tout coeur, comme disent mes Russes (blancs)

Votre amie

Barbara.