À très haute, très puissante et sérénissime princesse Anne reine de la Grande-Bretagne, etc.
Madame,
Il y a quelque temps que mon esprit s’est occupé à la composition de cette tragédie d’Orphée ; l’ayant achevée, eu égard aux honneurs, et aux bienfaits qu’autrefois il a plu à Votre Majesté me faire, j’ai pris la hardiesse de l’exposer à la merci des ondes pour s’aller présenter aux pieds de Votre Majesté. Je sais bien, Madame, que si peu de chose n’est pas capable de payer le tribut d’un si grand devoir, mais il vous plaira d’avoir plutôt égard à l’extrême désir que j’ai de plaire à Votre Majesté qu’à mon peu de mérite. J’ai tiré ce sujet d’Ovide sous lequel se cache une belle moralité, par laquelle il est aisé à connaître que comme l’ombre suit le corps, ainsi l’envie suit la vertu, et ressemble aux cantharides qui s’attachent toujours aux plus belles fleurs. De cette façon les bacchantes agitées des fureurs de Bacchus donnèrent la mort à ce poète thracien, jalouses de ses perfections, où vous, Madame, tout au contraire, par les rares vertus que le Ciel vous a départies dès l’heure de votre naissance, et par vos libéralités, pouvez réserver l’être à un million d’Orphées, s’ils se pouvaient trouver. Favorisez donc, Madame, ce mien petit labeur, vous promettant (si j’ai la moindre connaissance qu’il vous retourne à gré) que dans peu de temps je vous ferai voir quelque œuvre de plus grande haleine, sachant combien la seule opinion de faire chose qui soit agréable à Votre Majesté me hausse l’âme et le courage par-dessus mes forces ordinaires. Cependant je supplierai la souveraine bonté du Tout-Puissant qu’il gratifie votre règne d’autant d’heur et de prospérité qu’il l’a fait par ci-devant de merveilles, attendant que je vous puisse témoigner que ma fin ne me peut être que trop de gloire, pourvu qu’elle vous puisse assurer de mon inviolable affection à votre service, comme de Votre Majesté,
Le très humble et très obéissant serviteur,
Charles de l’Espine.