À Madame de Combalet.
Madame,
Trouvez bon de commencer à voir cette lettre par où vous aviez dessein d’en achever la lecture, afin que d’abord mon nom vous remette un homme en la mémoire, qui n’a point assez de vanité pour s’imaginer qu’il occupe un lieu dont il est indigne. Toutefois je suis contraint de changer d’opinion lorsque je me souviens que vous avez un de ces grands génies qui sont au-dessus des règles ordinaires de la nature, et que l’esprit et le jugement que vous possédez au suprême degré n’ont point de qualités assez contraires à la mémoire pour empêcher que la vôtre n’embrasse tout en soi comme le ciel. Je veux donc me persuader, et pour votre gloire, et pour ma propre satisfaction, que puisque l’oubli ne peut passer pour une vertu, il est impossible qu’il entre en votre âme, ni qu’on en sorte. Que si cette croyance vous semble trop vaine, souffrez-la comme un effet de votre louange, étant certain que de toutes les tentations d’un honnête homme je crois que c’est la plus glissante, et pour y pouvoir résister, il faut être ou stupide, ou philosophe. De sorte que moi qui ne suis ni l’un ni l’autre, ai grande peine à me tenir dans les bornes que me prescrivent la modestie et la connaissance de moi-même. Et de quelque humilité que je me défende contre l’attaque d’un si doux péché, si me trouvai-je forcé de m’estimer bien au-dessus du commun, puisqu’on m’a assuré que je le suis en quelque façon de vous. Pour moi, je vous découvre mon faible, si j’eusse été en la place d’Ulysse, je pense que la musique des sirènes m’aurait endormi, pourvu que les vers en eussent été composés à ma louange. L’approbation des bons esprits est une chose qui touche au-delà des sens et qui sait trouver des chemins qui mènent le plaisir jusqu’à l’âme ; il est vrai que pour goûter ce contentement en sa pureté, il faut être certain de le mériter, et j’en doute. Mais pour me tromper agréablement, je me persuade qu’il est avantageux aux pères d’envoyer voir le monde à leurs enfants, parce que dans la conversation des honnêtes gens ils le deviennent, et retournent enfin chez eux autant changés d’esprit que de visage. Je ne sais, Madame, si mon Ligdamon ayant eu l’honneur de vous pratiquer, aura suivi cette coutume, mais du moins n’ignorai-je pas, que s’il est tel qu’on le publie, il vous doit sa métamorphose, car il est vrai que je ne vois point de rapport entre le tableau qu’on m’en a fait, et l’image que l’amour paternel m’en conserve en la mémoire. Et certes je rougis de son effronterie, quand je pense qu’il a osé paraître devant vous, mais quoi, ce sont des tours de jeune homme, et pour n’en pas mentir, je l’aime mieux un peu téméraires que poltron, sa naissance doit excuser ses fautes, puisqu’il est sorti d’une maison où l’on n’a jamais eu de plume qu’au chapeau. Aussi, bien loin de blâmer sa hardiesse sur les bonnes nouvelles qu’on m’en a donné, je le propose pour exemple à mon Trompeur. Si je n’étais d’une profession qui m’oblige à ne rien craindre, vous auriez raison de m’accuser de témérité, mais un soldat se peut permettre beaucoup de choses avec bienséance qui la choqueraient en tout autre, et puis je ne me laisse point emporter à l’opinion commune, et quelque applaudissement universel qu’ait rencontré ce poème, peu s’en faut que je ne le méprise, parce que je crains que vous ne l’estimiez pas. Je sais que l’éclat du théâtre en donne aux vers, et que l’oreille la plus juste peut être déçue par une mauvaise chose dite de bonne grâce, mais il n’en sera pas ainsi dans un cabinet où le silence, la solitude, et le loisir vous permettront d’examiner plus exactement ce criminel, qui n’aura point assez d’art pour couvrir des fautes à vos yeux, que tant d’autres n’ont point aperçues, car cette peinture que je vous envoie, et à laquelle je viens de donner les derniers coups de pinceau, est encore si fraîche, que je n’en puis remarquer moi-même les défauts, ni la perfection. C’est pourquoi, Madame, sans me cacher derrière un rideau comme Apelle, pour ouïr l’opinion du peuple, que je n’estime pas assez pour me soumettre à son jugement, je m’en remets absolument au vôtre, qui ne peut errer, étant indubitable que votre approbation donne le branle à celle de toute la cour et qu’en matière d’esprit on ne détermine rien si le vôtre n’en a jugé. Qu’il arrive donc de mon dessein ce qu’il plaira à la fortune, et que mon Trompeur soit puni une seconde fois pour une faute qui n’est pas moindre que la première. Si faut-il que je vous le donne aussi bien que moi : il est vrai que ce qui rend en quelque façon ma témérité pardonnable, et ce qui me fait croire que vous le recevrez favorablement est que le grand cardinal a témoigné ne le pas tenir au nombre des choses mauvaises. Cet honneur qui m’est succédé, tant au-delà de mon espérance, m’a si étroitement lié à ses intérêts que je ne le croirai jamais assez dignement assis qu’il ne le soit dans cette chaire, dont le marche-pied se trouve aussi haut que la tête des empereurs qui en approchent. Et certes, Madame, et lui, et vous possédez toutes les vertus si pleinement qu’il n’est point de grade si relevé, où vous n’ayez droit d’aspirer, et qu’on ne vous puisse souhaiter sans crime, et lorsque je considère les excellentes qualités qui vous rendent recommandable, je suis contraint de vouloir mal à la stérilité de notre langue, qui n’a point de termes si pompeux qui ne dérobent quelque chose à l’éclat de votre mérite. Bien est-il vrai que sa pauvreté ne paraît qu’à cause de votre richesse, étant certain, quand on aurait choisi toutes les raretés de l’éloquence pour exprimer de quelle façon vous savez régner dans les cœurs, qu’on n’en viendrait pas à bout. Les merveilles de votre esprit, et celles de votre visage, agissent si puissamment sur tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher, qu’il ne leur reste qu’une admiration muette pour témoigner ce qu’ils en pensent. Votre prudence et votre douceur n’attirent pas avec moins de force les inclinations de tout le monde, et la piété, cette grande reine des vertus, établit un commerce si étroit entre Dieu et vous, qu’ayant la beauté, l’esprit, et la pureté des anges, on a peine à croire que vous ne soyez un de leur nombre, qui paraisse dans un de ces beaux corps avec lesquels ils ont accoutumé de se faire voir aux mortels. Je vous en dirais davantage si ce n’était que les louanges et les flatteries se ressemblent trop, et que j’aurais peur que votre modestie ne les prît l’une pour l’autre. Mais avouez que j’ai l’art de bien couvrir ma faiblesse, et que lorsque je ne puis plus parler, je me sais taire de bonne grâce. C’est,
Madame,
Votre très humble, et très obéissant serviteur,
De Scudéry.