Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>La Lucrèce romaine</em> Chevreau, Urbain (1613-1701) 1637 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1637_chevreau_lucrece-romaine 1637 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

À Madame la marquise de Coislin.

Madame,

Cette Lucrèce qui fut autrefois l'objet de l’amour d’un prince, craint encore d’être celui de votre mépris, quand elle considère la sévérité de votre vertu. Elle n’est pas de celles qui ne veulent point de jour s’il n’est faux, ni de miroir s’il ne flatte ; quoiqu’elle soit plus malheureuse que coupable, elle a cru que, comme pour avoir un portrait on n’est pas obligé d’aimer la toile quand il n’y a plus rien dessus, on ne devait pas aussi chérir la vie quand l’honneur en était ôté, qui est la seule chose pour laquelle nous avons droit de la souhaiter. Toutefois, Madame, considérez s’il vous plaît, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne méritent pas qu’on leur arrache, que toutes celles qui haïssent la vie n’en sont pas indignes, et que cette dame romaine, quoique violée, passe encore dans notre siècle pour un exemple de pudeur. Mais comme la malice et la médisance ne trouvent point de vide dans la nature, et que leur empire n’a point d’autres bornes que celles du monde, j’appréhende qu’après avoir été si mal traitée d’un prince, elle le soit encore davantage du reste des hommes. Je sais bien que, voulant peindre Lucrèce, j’ai fait un monstre de ce dont la nature avait fait une merveille, et que mes vers seront peut-être aussi dignes de compassion que sa mort. Toutes ces considérations ne me divertiront pas pourtant, Madame, de vous l’offrir, et de vous prier de la recevoir. C’est de vous qu’elle attend son plus grand support, et si elle mérite votre estime je suis assuré que son prix n’en eut jamais, puisque vous discernez si nettement les bonnes choses d’avec les mauvaises, que ceux qui considèrent ce qui sort de vous avec envie, ne peuvent pas même s’empêcher de regarder ce qui est en vous avec admiration. Il est plus séant de publier hautement cette vérité que de faire un mensonge qu’on ne lui peut dérober avec justice, et qu’elle doit souffrir par nécessité. Je n’entreprends pas ici, Madame, de traiter de tout ce qui vous rend recommandable. L’antiquité de votre race, les généreuses actions de vos ancêtres, les éminentes dignités de vos parents et les services notables qu’ils rendent aujourd’hui à l’État, avec vos mérites et vos vertus, sont plutôt le sujet d’une histoire que d’une lettre. Il me suffit seulement de vous considérer comme un chef-d’œuvre que la Nature n’a pas fait sans effort, et après lequel tous ses ouvrages n’ont rien qui nous puissent surprendre et nous émouvoir. C’est un sentiment commun, je ne répète que ce que disent les plus sensés, et comme un écho j’emprunte ici la voix des autres pour me faire entendre. Cette opinion est juste et raisonnable, et la vérité les fait aussi bien parler que moi, quand je proteste que je suis,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Chevreau.