Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Le Grand et Dernier Solyman</em> Mairet, Jean (1604-1686) 1639 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1639_mairet_grand-dernier-soliman 1639 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

À très haute, très vertueuse, et très inconsolable princesse, Marie Félicie des Ursins, duchesse de Montmorency.

Madame,

Je me déclarerais tout à fait indigne de la nourriture que je me glorifie d’avoir prise auprès de votre grandeur, et des incomparables bienfaits que j’ai reçus de feu Monseigneur, de très glorieuse et très pitoyable mémoire tout ensemble, si pour satisfaire à mon devoir, je ne tirais de temps en temps de mon étude et de ma plume, ainsi que je fais tous les jours de mon cœur et de ma bouche, des témoignages authentiques de ma reconnaissance et de mon zèle. C’est par cette puissante raison, Madame, que n’ayant jamais eu de plus forte ni plus légitime passion que celle de vous obéir et de vous plaire, je m’expose néanmoins au hasard de vous être importun, en vous divertissant pour quelque temps de la continuelle méditation des choses du Ciel et de votre malheur, hors de laquelle il ne semble pas que votre esprit désolé puisse trouver aucun repos. Il est vrai qu’ayant à vous demander une ou deux heures pour la lecture de quelques-uns de mes poèmes, j’ai pour le moins apporté cette circonspection à celui-ci, que de ne le faire pas d’une nature qui fut tant soit peu contraire à celle de votre humeur présente, qui ne se plaît qu’aux choses tristes. En effet, Madame, l’inestimable perte que vous avez faite avec toute la France, de l’un des plus grands hommes qu’elle ait jamais portés, ne pouvait être bien témoignée que par un deuil pareil au vôtre, qui fait honte généralement à tout ce que la fable et l’histoire nous racontent d’une Porcie, d’une Panthée, d’une Alceste, et d’une Artémise, les plus fameux exemples que nous ayons de la douleur et de la foi des plus honnêtes femmes. Après la mort de leurs maris, ont-ils des circonstances et des merveilles qui puissent être justement comparées à celles que la force de votre amour nous a produites depuis sept ans ? Non certes, Madame, car s’il est vrai que l’amour et la vertu seules peuvent produire ces miracles, il est vérittable aussi que, pour leur conservation et leur durée, elles ont encore besoin d’une certaine disposition d’âme comme la vôtre, et laquelle par aventure ne se rencontra pas toute entière en celles de ces illustres héroïnes.

Dans le vif sentiment d’un insigne malheur,

La flamme quelquefois est bientôt avalée ;

Aisément par le fer on finit sa douleur,

On boit la cendre éteinte, on dresse un mausolée.

Mais vivre de regrets, et nourrir un tourment,

Aussitôt en son cours qu’en son commencement,

Ou garder jour et nuit en parfaite vestale

Ce feu dont vous brûlez pour un parfait époux ;

C’est un acte d’amour, et de foi conjugale

Que nul autre n’égale,

Dont la production n’appartenait qu’à vous.

Il faut avouer, Madame, que l’on remarque en vous depuis sept années une manière de s’affliger si particulière que sans participer ou du désespoir, ou de la rage, elle a néanmoins toutes les marques essentielles d’une très grande, très véritable douleur. Vous avez apporté ce merveilleux tempérament à l’impétuosité de votre deuil, que de le maintenir toujours dans toutes les règles les plus étroites que la vertu, l’amour et le devoir puissent prescrire aux plus belles âmes en de pareilles infortunes, sans toutefois vous éloigner jamais de celles de la philosophie chrétienne, dont la rigueur ne s’étend pas jusques à nous défendre de regretter les créatures, pourvu que nous le fassions avec une parfaite résignation de nos volontés à celle du créateur. Aussi dans les plus violents accès de votre mal, on ne vous a point ouï murmurer ni contre les décrets du Ciel, ni contre les arrêts de la terre et, par des invectives inutiles, accuser d’injustice ou de cruauté les ordonnances de l’un et de l’autre. Au contraire de peur de rendre votre peine insupportable à ceux qui vous approchent, vous avez la plus grande partie du temps cette discrétion et cette bonté que de la renfermer au-dedans, sans en laisser paraître au-dehors des témoignages plus importuns que les larmes et les soupirs. De là vient que, votre souffrance étant presque toute restreinte dans l’esprit et dans le cœur, il est impossible qu’elle ne s’y fasse beaucoup mieux sentir qu’en ces courages ordinaires de qui les plaintes immodérées en consument une partie. Une chose, Madame, étonne tout le monde en votre aventure, c’est de voir que les forces de votre corps aient pu résister tant de temps aux durs assauts que la tristesse donne à votre âme. De moi, je confesse ingénument qu’à moins que de l’imputer à miracle, je n’en puis deviner la cause, si ce n’est peut-être que par une longue habitude vous puissiez vivre de douleurs, de la même sorte que Mithridate avait pu vivre de poisons. Au lieu de vous aller délasser, comme il vous est encore permis, de l’ennuyeuse clôture du château de Moulins dans l’agréable liberté de celle du château de Fère, de qui l’assiette, pour le moins, et les promenoirs eussent contribué quelque chose au divertissement de votre ennui, vous vous êtes choisi vous-même une demeure si étroite, et si peu sortable à la grandeur de votre naissance, qu’on la peut justement nommer une volontaire prison. C’est dans cette retraite solitaire et sainte qu’après les exercices de piété, tantôt le souvenir des perfections de votre incomparable époux, tantôt celui de vos félicités passées, et tantôt la considération de vos misères présentes vous dérobent insensiblement toutes les heures de votre vie, à la réserve de deux ou trois que vous donnez chaque jour à vos domestiques, afin de les consoler de votre présence. Je ne doute point, Madame, que ce discours ne semble étrange à plusieurs et leur fasse dire que j’ai mauvaise grâce de rafraîchir vos douleurs, que je reporte indiscrètement le fer dans votre plaie, et qu’il me siérait mieux de me taire absolument que de vous entretenir sur une funeste matière dont ceux qui cherchent votre repos ne vous devraient jamais parler, afin de vous en laisser perdre insensiblement le souvenir et l’amertume ; mais sans offenser ces critiques ne connaissant pas si parfaitement que moi la trempe et la nature de votre cœur, ils ont mauvaise grâce eux-mêmes d’en mesurer la force et les sentiments à ceux des courages ordinaires. Il est certain que la plus grande partie des plus affligés ne sont pas marris d’obtenir du temps et de l’oubli qui l’accompagne la quiétude ou l’indolence qu’ils n’oseraient apparemment espérer de la raison ; de là vient que non seulement ils ne souhaitent pas qu’on les entretienne de leur infortune, mais encore qu’ils évitent autant qu’ils peuvent tous les discours et tous les objets qui sont capables de reblesser leur imagination et d’y repeindre ces tristes images que la suite des jours et leur propre consentement avaient finalement effacées. C’est, je l’avoue, pour cette sorte d’esprits qu’il faut avoir la discrétion de ne proposer jamais que des matières de joie, ou pour le moins de divertissement. C’est à ces yeux-là, plus las qu’affaiblis de pleurer et de voir des chambres tendues de noir, qu’on ne doit offrir que du vert gai, des fleurs, et des roses sans épines. C’est ainsi qu’il est nécessaire d’en user pour s’acquérir leurs bonnes grâces, mais ce n’est pas ainsi que je veux traiter avec vous, ayant autrefois étudié trop soigneusement votre naturel pour ignorer aujourd’hui que cette imprudente procédure me serait plutôt un moyen de n’arriver jamais aux vôtres. Non, non, Madame, je suis trop bien instruit de l’excessive grandeur de votre perte pour m’opposer en vous consolant à celle de votre douleur, dont la longueur, la violence, et l’égalité tiennent les sages de notre siècle en perpétuelle admiration de votre vertu ; oui, Madame, il est hors de doute que vous avez perdu, le plus brave, le plus généreux, le plus libéral, le plus vaillant, en un mot, le plus aimable, et le plus accompli héros, soit pour la paix, soit pour la guerre, de qui l’humaine imagination se puisse faire une parfaite idée, et je suis assuré que la nourriture qu’il m’a donnée ne rendra point suspectes à ceux qui l’ont bien connu les merveilles que j’en écris, ni celles que j’en écrirai, puisque ce sont des vérités que l’envie la plus impudente aurait honte de contester. De façon, Madame, que loin d’arrêter des pleurs dont le cours est si légitime, je vous exhorterais moi-même à leur effusion éternelle, si votre généreuse tristesse avait besoin d’être sollicitée, ne faites donc jamais de trêve avec vos ennuis, mais regrettez encore davantage s’il est possible une si belle vie, et si regrettable en son malheur, que la justice elle-même, contrainte qu’elle fut de la sacrifier à la rigueur de ses lois, ou pour mieux dire aux plus sévères maximes de la raison d’État, ne peut s’empêcher de mouiller son bandeau de larmes, elle qui dès la naissance des républiques, des monarchies et des empires doit être accoutumée et comme endurcie aux spectacles sanglants que ses balances exigent tous les jours de son épée. Et pour ce que les puissances de l’âme, toutes spirituelles qu’elles sont, ne laissent pas d’avoir besoin du secours des sens, soit pour fortifier, soit pour entretenir l’exercice de leurs opérations, je présente à vos yeux l’ouvrage de tous les miens le plus capable, ce me semble, de nourrir votre mélancolie, et de vous donner une plus vive appréhension de votre infortune. Vous y remarquerez deux amants si parfaits et néanmoins si malheureux dans l’innocence de leurs amours et de leurs vies qu’ils nous feraient quasi soupçonner le Ciel d’injustice, si lui-même ne nous avait avertis il y a longtemps par la bouche de ses oracles que ses jugements sont des gouffres et des abîmes ; vous y découvrirez des intrigues et des méchancetés de cour, qui vous confirmeront dans la sage résolution que vous avez prise de ne vous remettre jamais sur une mer qui vous a témoigné son infidélité par un si pitoyable naufrage ; vous y verrez nager un trône dans un fleuve de sang et de larmes, et par des accidents effroyables, la plus grande et la plus heureuse maison de tout l’Orient devenir presque en un moment et le théâtre et le sujet des tragédies de la fortune ; enfin, Madame, vous y trouverez des choses, des sentiments et des paroles assez conforme à l’état présent de votre esprit et de votre condition. Recevez-le donc s’il vous plaît avec cette merveilleuse bonté que j’ai tant de fois éprouvée, en attendant que je dégage bientôt ma parole envers vous par une production de mon esprit et de mon zèle, plus noble et plus considérable que cette-ci ; là certes, si je ne me trompe, je parlerai si bien des morts, sans offenser les vivants, que de longtemps la mémoire de leurs belles actions ne les suivra dans le tombeau. C’est jusques où s’étendront assurément le respect et la fidélité que doit avoir pour votre grandeur,

Madame,

Son très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,

Mairet.