Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Les Songes des hommes éveillés</em> Brosse (15..?-1651) 1646 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1646_brosse_songes-hommes-eveilles 1646 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k82900k" target="_blank" rel="noreferrer noopener">Gallica</a>
Français

À Mesdemoiselles de Vincelotte.

Mesdemoiselles,

À moins que de trahir mon devoir, je ne puis demeurer plus longtemps dans le silence : quelque défense que me fasse votre modestie, il faut que je publie votre mérite et les obligations que je vous ai. On dit que la nature délia autrefois la langue d’un enfant muet pour apprendre que celui qu’on allait tuer était son père. Quand j’aurais perdu l’usage de la parole, l’occasion de contribuer à l’utilité ou à la gloire de qui m’aurait procuré du bien me la ferait recouvrer.

Je prouve ce que je dis, puisqu’ayant manqué jusqu’ici d’expression, je commence à parler de vos vertus que j’exposerais volontiers en détail, si je ne craignais de m’étendre au-delà des bornes d’une épître. Ce sera donc assez, et peut-être trop au gré de votre modestie, si je mets en avant que l’innocence naît avec vos pensées, que vous ne prononcez pas une parole, ni ne faites pas une action qui ne soit de bon exemple, que la charité vous suit partout, que l’humilité ne vous quitte point, et que la sagesse ne vous abandonne jamais.

Ceux qui ont traité de cette dernière vertu conviennent qu’elle est fille de l’expérience, et que le temps est son maître d’école. Mais cette remarque ne doit pas être absolument reçue ; dans une jeunesse encore tendre, vous mettez en pratique tous ses préceptes, et votre conduite apprend à tout le monde que votre jugement est semblable à ces fleuves qui sont navigables dès leurs sources, que la prudence va quelquefois plus vite que l’âge, et que l’esprit n’est pas si étroitement attaché au corps, que les progrès de l’un dépendent toujours de l’accroissement de l’autre.

Cette connaissance que j’ai des nobles qualités de vos âmes m’ôte des termes de consulter je puis de bonne grâce ou non, vous adresser un poème disposé au théâtre. Rien ne vous peut empêcher de lire les compositions de ce genre, elles ne sont plus ce qu’elles étaient il y a trente ans : la comédie est devenue belle en vieillissant, et sa beauté est aujourd’hui d’accord avec son honneur. Aucune de ses actions n’est licencieuse, aucune de ses paroles déshonnêtes. Au contraire, la licence et l’infamie sont les sujets de ses censures, et je ne crains point de dire qu’elle est tellement épurée qu’une fille la peut voir avec moins de scandale qu’elle ne parlerait à un capucin à la porte de son couvent.

Cela posé et tenu pour indubitable, comme il est, je ne sais point de difficulté de vous en dédier une, que je ne vous présenterais sans doute qu’avec quelque sorte de crainte, si elle n’avait eu le bonheur de paraître assez glorieusement devant leurs Majestés. La déférence que je rends et les respects que je dois à la condition, au mérite et au jugement des personnes qui ont estimé ce poème font que je vous l’offre avec un peu de hardiesse. Puisque les esprits de cour, qui sans contredit sont les meilleurs et les délicats de Paris, ont parlé à son avantage en sept diverses représentations que la troupe royale en a données de jour à autre, je me figure qu'ils y ont remarqué quelques beaux traits que je n’y ai pas aperçus moi-même et que j’ai faits sans y penser, comme autrefois ce peintre qui, jetant de colère son pinceau, fit en un instant et sans art ce que sa rêverie et ses préceptes n’avaient pu exécuter.

Me laissant donc aller au torrent, je me flatte de la pensée que vous trouverez quelque chose en mon ouvrage, que vous ne condamnerez pas absolument. Je sais que les unités y sont observées, et l’on m’a persuadé que les vers ont assez de beauté pour n’être pas laids, et la conduite assez d’art pour n’être pas mauvaise. Au reste l’invention est si véritablement mienne que je n’en dois l’intérêt à pas un de mes devanciers, ce qui me porte, Mesdemoiselles, à vous l’offrir d’autant plus hardiment que je ne dispose en vous l’offrant que de mon bien, et que je ne crois pas vous donner rien de commun. Puisqu’on n’a vu jusqu’ici point ou peu de personnes dormir les yeux ouverts, je tire une conséquence que le présent que je vous fais de la comédie Des Songes des hommes éveillés ne saurait être qu’extraordinaire. Ainsi je me promets que vous l’estimerez sinon pour son prix, au moins pour sa rareté, et que j’obtiendrai en sa considération la liberté de me déclarer,

Mesdemoiselles,

Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,

Brosse.