Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Médée</em> dans <em>Le Théâtre de Sénèque</em> Linage, Pierre 1650 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1651_linage_seneque-medee 1650 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<a href="https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb313519374" target="_blank" rel="noreferrer noopener">Arsenal YC-7007</a>
Français

À Madame la comtesse de Rieux.

Madame,

bien que les bons sentiments que vous avez témoigné pour la version que j’ai faite des tragédies de Sénèque semblent justifier la hardiesse que je prends de vous en offrir une pièce, il y a néanmoins de certains esprits dont l’humeur bizarre ne peut souffrir le présent que je vous en fais ; ils m’accusent de témérité et me blâment de peu de choix.

J’avoue, Madame, que c’est une entreprise bien audacieuse que d’interrompre pour si peu de choses des pensées si sérieuses que les vôtres et que d’abord mon choix paraîtra extravagant d’exposer à vos yeux la vie d’une princesse noircie de tant de crimes.

Mais si les hardiesses imprudentes ont quelquefois de bons succès, j’espère qu’encore que le présent que je vous fais soit fort disproportionné à vos mérites, qu’il sera avantageux à mon dessein et que vous aurez assez de bonté pour me permettre que je l’élève jusqu’à ce lieu éminent que vous occupez afin d’y cacher ses manquements et que j’emprunte un rayon de votre gloire pour lui donner du lustre. Ainsi les mauvais peintres exposent leurs ouvrages sur de hautes colonnes pour en dérober les défauts aux yeux des passants ; ainsi Prométhée fut autrefois loué d’avoir ravi le feu du soleil pour animer la statue qu’il avait formée.

Certes, Madame, il faut que je confesse que cet éclat dont on veut me faire peur est ce qui m’a le plus animé, car je remarque tant de courtoisie parmi votre Grandeur que je doute qui des deux vous rend le plus recommandable. Il est vrai que le rang que vous tenez parmi les plus grandes princesses de l’Europe nous éblouit, mais cet avantage serait peu considérable si votre vertu n’égalait votre naissance, et si la morale n’achevait ces prérogatives du hasard qu’on peut appeler le caprice de la nature.

Que si votre modestie me permettait de m’expliquer sur ce sujet, je douterais, Madame, qui de la vertu ou de vous reçoit plus de lustre de votre union, car soit que l’on vous considère comme grande princesse, soit que l’on vous admire comme princesse vertueuse, il paraît en vous un je ne sais quoi, et qui surpasse la nature, et qui donne mille agréments aux beautés de la vertu, mais ces sentiments ne vous plaisent pas, et si vous ne pouvez souffrir qu’on vous égale à celle qui sert de modèle et de conduite à votre vie, vous permettrez bien moins qu’on vous en donne le dessus. Puis donc qu’en cette rencontre même l’égalité vous déplaît, vous avouerez aussi qu’il ne s’en peut moins dire sans faire tort à la vérité. Toutefois, pour vous satisfaire et ne me pas rendre criminel je tirerai en raccourci toutes ces merveilles, car un géant n’est pas plus petit pour être renfermé dans l’espace étroit d’une caverne, ni un nain plus grand, bien qu’il soit élevé sur une autre montagne.

Mais, Madame, ce combat de votre modestie avec mon devoir ne justifie ni ma témérité ni mon peu de choix, car plus je m’efforce de rendre à votre vertu ce que je lui dois, plus je me confonds et, bien que pour complaire à votre retenue je passe légèrement sur tant de rares qualités qui me surprennent, je trahis votre dessein, puisque les curieux ont bien su déchiffrer l’étendue de la terre que les géographes nous représentent par un point.

Mais pourquoi m’excuser d’un crime qui m’est si glorieux ? La plus belle partie de ce que je vous présente, c’est ma hardiesse. Icare n’est pas blâmé de s’être exposé parmi les airs, mais de n’avoir pas obéi à son père ; et, après tout, il vaut mieux périr dans une action de cœur que par une lâcheté. Ce n’est pas que le choix que j’ai fait de vous offrir cette tragédie ne rende supportable ma témérité, c’est le chef-d’œuvre de Sénèque et où il a renfermé toutes les forces de son esprit ; l’élocution y est pompeuse ; les mouvements y sont naturels ; les suites inimitables, et s’il faut croire aux critiques, c’est l’abrégé des plus belles choses qui nous restent de l’Antiquité.

Toutefois, bien qu’on demeure d’accord de ce que j’avance, on dit que Médée y paraît trop affreuse pour l’exposer à vos yeux et que les crimes dont on l’accuse font douter si elle était de ce sexe qui compose la plus belle partie du monde. Mais si Sénèque nous l’a fait voir horrible, il nous la représente telle qu’il l’a trouvée chez les Grecs, et la malice de ces peuples est trop connue pour ne pas croire que ce qu’ils nous rapportent de cette princesse est une imposture. La jalousie qu’ils avaient pour toutes les belles qualités des autres nations leur était si naturelle que même Plutarque dans ses Illustres n’y peut presque souffrir la vertu des Romains qui étaient ses maîtres.

Leurs mensonges se découvrent par la vérité de l’Histoire et aujourd’hui on ne lit l’expédition de leurs Argonautes que comme une fable. L’invention du premier navire qu’ils s’y attribuent est une fausseté, car plus de mille ans auparavant qu’on parlât des Grecs, on avait vu Noé sur les eaux, mais il fallait de la supposition pour relever un si peu glorieux voyage que celui des conquérants de la Toison, et si Médée n’eût point été magicienne, que serait devenu ce roman rempli de tant de merveilles ?

On n’aurait point vu ces taureaux qui jetaient le feu par les narines ; on n’aurait jamais parlé de dragons toujours veillants que chez les Hespérides, et tant de frères qui sortirent tout à coup armés des entrailles de la terre ne se seraient point entre-égorgés.

Aussi le plus ancien de tous nos historiens les condamne quand il dit que les Grecs par mille feintes ont imposé aux autres nations des crimes dont ils étaient convaincus et qu’ils ne purent souffrir l’enlèvement d’Hélène, bien qu’ils eussent eux-mêmes enlevé Médée et Ariane.

Jugez de là, Madame, si on n’a pas tort de m’accuser de peu de choix et si je n’ai pas raison de vous demander protection pour Médée, puisque les Grecs ne l’ont chargée de crimes qu’afin de couvrir son enlèvement ou bien, si elle est criminelle, elle est de ces innocentes coupables, qui font des meurtres sans y songer et dont les yeux nous tuent à force de nous plaire.

Je ne doute pas, Madame, que d’abord vous n’embrassiez la défense d’une si malheureuse princesse et que vous ne disiez d’elle ce que les Aéropagites prononcèrent en faveur de Phryné : qu’elle était trop belle pour n’être pas innocente et que jamais la malice n’aurait pu compatir avec tant de beauté.

Aussi, certes, ceux qui en ont fait l’histoire l’avantagent de tant de belles qualités que je ne la puis mieux dépeindre qu’en la comparant à vous, et qui pourrait me reprendre quand je dirais que sa magie était pareille à la vôtre ou peut-être un peu moins puissante, puisqu’on éprouve tous les jours que rien ne peut résister ni aux charmes de votre esprit, ni à ceux de votre visage ?

Et néanmoins, comme ce sont des avantages ordinaires à toutes celles de votre famille, c’est peu, ce semble, vous louer que de vous attribuer des qualités que vous partagez avec d’autres personnes. Toutefois, bien qu’elles soient communes, c’est avec cette même différence qui se remarque entre la clarté du soleil et celle des autres astres, bien qu’ils brillent tous d’une même lumière.

Mais pourquoi m’amuser tant de temps à mettre au jour ce que personne n’ignore ? Il faut permettre à Médée de vous faire voir qu’elle mérite votre protection puisqu’elle n’est point coupable. Il lui est aisé de se justifier des calomnies dont les Grecs la chargent et le sang d’où elle sort vous demande justice pour une personne qui fut autrefois de votre condition. Sa naissance est illustre et elle se vante d’être de la race du Soleil et de Jupiter. Ne vous étonnez pas, Madame, de cette origine ; les dieux de Colchide aussi bien que ceux de la Grèce furent des hommes comme nous et, si nous fouillons parmi les chroniques de votre famille, nous y trouverons des héros qui méritèrent mieux que Jupiter de porter la foudre.

Mais il serait bien difficile de ramasser ici ce qu’on en trouve épars parmi tant de volumes. Sans doute votre modestie s’offenserait des vérités que je serais contraint de publier et je ne vous ai déjà que trop ennuyé par ma longueur. Je finis donc, Madame, et pour vous obéir et pour ne pas donner nouvelle prise à ces esprits dont je me suis plaint au commencement de cette lettre. Ils m’accuseraient de flatterie aussi bien que de témérité et, sans considérer que quoi qu’on dise de votre naissance et de votre vertu, ce ne sera jamais comme elles méritent, ils feraient passer pour le plus lâche de tous les vices la plus juste de toutes les reconnaissances. Et blâmant les respects que je tâche de vous rendre, comme le choix que j’ai fait de vous offrir cette tragédie, il ne me serait jamais permis de témoigner avec quelle passion je suis,

Madame,

votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur,

P. Linage.