Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Hippolyte</em> dans <em>Le Théâtre de Sénèque</em> Linage, Pierre 1650 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1651_linage_seneque-hippolyte 1650 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<a href="https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb313519374" target="_blank" rel="noreferrer noopener">Arsenal YC-7007</a>
Français

À très noble et très vertueuse dame, Madame Charlotte Alamany, femme de Maître François Pique, Maître d’hôtel ordinaire du roi et de son altesse royale.

Madame,

j’ai toujours tenu pour ridicule cette préface dont se servent la plupart pour s’insinuer dans l’esprit des personnes puissantes ou d’éminente vertu, à qui ils adressent leurs ouvrages, qui s’accusent d’abord de trop de hardiesse. Pour moi, Madame, j’avoue que, si je vous demande pardon, c’est de mon peu d’adresse et non pas de ma témérité. Il m’est trop glorieux d’oser quelque chose sur une vie aussi illustre que la vôtre pour m’en repentir, mais je me sens coupable de ne la pas représenter comme elle est. Toutefois, bien que je me confesse criminel, je suis fort excusable. Je tâche de rendre populaire ce que je trouve inimitable ; je jette un voile sur le soleil pour en adoucir la lumière. Si ma tremblante main ne fait point paraître les traits si hardis que sont ceux de l’original, je ressemble à ce peintre qui, pour avoir trop de passion, ne put jamais tirer au naturel les beautés de sa maîtresse. Il est de votre vie comme de ces portraits où il y a sans cesse quelque chose à admirer, et je ne m’étonne plus si nos astrologues découvrent tous les jours au ciel de nouvelles étoiles, puisque je trouve tous les jours en vous de nouvelles qualités qui me surprennent. Hippolyte, que je vous [NP]présente, ne vous aborde pas tant pour avoir votre protection contre les critiques comme pour vous étudier : il veut emprunter de vous les qualités qui lui manquent, à mesure qu’il connaîtra celles que vous possédez. Il sait bien qu’il perdra son éclat sitôt qu’il paraîtra devant vous et qu’il arrivera de lui comme de la lune, qui n’a plus de clarté à l’arrivée du soleil. Tou[NP]tefois, Madame, ce n’est pas ce qui le fâche en cette rencontre, mais qu’il prévoit que je ne puis faire une naïve expression de votre vertu sans parler aux mêmes termes qui ont servi à louer les plus infâmes créatures. Il est néanmoins satisfait, dans mon impuissance, de ce que Dieu agrée bien les respects que nous lui rendons avec les mêmes paroles qui servent et à la [NP]magie et aux blasphèmes.

Certes, Madame, je ne puis celer tant de merveilles qui me surprennent : les rares qualités que vous possédez avec tant d’éminence étonnent toute la cour et, si je manque de termes pour les exprimer, mon esprit manque aussi de force pour les comprendre. Je souhaiterais d’être assez éloquent pour donner une légère impression des vé[NP]rités qui me confondent, mais si mon discours n’approche point des hautes idées que j’en forme, toutes mes pensées sont infiniment au-dessous de votre vertu, et s’il n’y a point de paroles pour expliquer ce que mon esprit conçoit, mon esprit aussi ne conçoit qu’à demi ce qui fait en vous l’admiration de tous les hommes. Mon silence fera bien mieux connaître ce mystère que mon raisonne[NP]ment, et de passer outre, ce serait découvrir ou ma présomption ou mon peu d’adresse, et de fait on ne saurait toucher assez dignement à une si auguste matière. Quelque soin que je puisse prendre d’achever cette image, elle ne vous plaira jamais ; je sais ce que je puis et je connais votre modestie. Et quand cette ennemie de vos louanges me permettrait de la poursuivre, je demeurerais aux [NP]premiers traits, si le hasard ou le dépit ne m’aidait à l’achever, comme il fit autrefois ce peintre à parfaire son tableau : il vaut mieux ne point parler des choses hautes que de n’en parler pas comme elles méritent. Je vous dirais bien, Madame, que la vivacité de votre esprit me surprend, que votre conversation charme les plus habiles, et que je suis ébloui de voir en vous un port maje[NP]stueux, que l’Alexandre d’Homère appelle la plus glorieuse marque de la divinité.

Je sais que d’autres, passant plus outre, vous entretiendraient de votre naissance et des signalés services que vos ancêtres ont rendus à cette couronne. Ils feraient revivre ces vieilles souches, dont vous faites une branche : vous verriez ces illustres défenseurs de l’Église (le cardinal Alamani), dont vous portez le nom, et ces dignes restaurateurs de l’État français (le comte de Dunois), dont vous êtes issue du côté de votre mère, avec tout l’éclat que méritent leurs belles actions, mais vous ne voulez devoir ni à l’une ni à l’autre de ces considérations la haute estime que vous possédez. Ces grands hommes, qui furent autrefois le glorieux appui de cette couronne chancelante et les fidèles conducteurs de [NP]l’Église, parmi les mutins qui la troublaient, ne contribuent rien à votre lustre : vous trouvez en vous-même la meilleure partie de ce qui les rend recommandables à la postérité, mais ces actions méritent d’être le sujet d’une longue histoire et non pas l’entretien d’une simple lettre. Je finis donc, Madame, et faisant une action de bienséance et non pas de justice, je serai satis[NP]fait si je puis mériter la qualité,

Madame,

de

votre très humble et très obéissant serviteur,

P. Linage.