Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>L'Adieu du trône</em> Du Bosc de Montandré, Claude (16..-1690) 1654 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1654_montandre_adieu-trone 1654 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

À la sérénissime reine de Suède.

Madame,

Je me suis mis à la suite de ces deux empereurs romains pour accroître avec eux le nombre de vos courtisans et pour m’instruire sur leur exemple de la grandeur du mépris qui vous a fait renoncer à la couronne de Suède. L’action en est si éblouissante qu’elle peut paraître à des esprits mal éclairés un renversement du sens commun, et j’avoue franchement à votre majesté que je l’appellerais avec Dion Chrysostome parlant de Sylla une éclipse de la raison, ou pour le moins un attentat insultant à la souveraineté, si je ne savais que toutes les vertus vous ont tenu la main en descendant du trône et que, pour vous faire régner dans un empire beaucoup plus éclatant que cet extérieur, elles vous ont obligée à faire ce dernier effort, que je pense être le terme du pouvoir qu’elles ont sur l’esprit le plus élevé de la nature. L’histoire romaine ne m’effraie point chez Tite-Live, lorsqu’elle me fait voir la vigueur d’une Lucrèce armée contre sa propre innocence pour la vengeance de sa pudicité. Je ne m’étonne non plus du courage de l’Amazone des Palmyriens, lorsque je vois que l’armée impériale d’un César victorieux ne peut point l’arracher de Palmyre que par les voies de l’honneur. Je conçois ce qui donne tant de peine à Chalcondyle, lorsque après la conquête de Chypre par le grand Seigneur, il rapporte qu’une fille captive du sang des rois, qu’on amenait à Constantinople pour accroître l’ornement du sérail, aima mieux s’ensevelir dans l’océan avec les débris du vaisseau qui la conduisait, en mettant le feu aux poudres, que de voir en survivant à sa honte sa pudicité exposée à la merci d’un infâme conquérant. Les vertus et le désespoir étaient d’intelligence dans ces actions prodigieuses, et la raison, qui n’y donnait les mains que par son impuissance, n’y contribuait aussi que de la faiblesse des forces qu’elle ne pouvait qu’inutilement opposer à deux si puissants mobiles. Mais, Madame, on ne conçoit point qu’avec des efforts tout extraordinaires du raisonnement qu’un esprit, quelque vigoureux qu’il puisse être, secondé de la vertu la plus héroïque du monde, puisse arracher un sceptre des mains d’une fille, lors principalement qu’il s’y trouve attaché par les victoires, par les conquêtes, par la paix domestique, par le cœur des peuples, par l’engagement des alliances, et par les congratulations générales de toutes les nations de la terre. La faiblesse de mon jugement me permet ici d’avancer, sans encourir le danger d’un sentiment sacrilège, qu’il faut captiver son esprit sous la créance que cette action, c'est un abîme où la raison se perdrait, et qu’il faut se contenter, comme dans les mystères de la divinité où les lumières sont inaccessibles, d’en faire un objet à l’admiration. Fasse le bel esprit qui voudra, je vous déclare, Madame, que je considère ce grand adieu comme l’écueil de mon raisonnement, et que, comme plus vous vous humiliez en descendant du trône dont la gloire même a pris plaisir de bâtir les degrés, plus il m’est impossible d’atteindre jusqu’à cette élévation étonnante qui vous fait disparaître en tâchant de vous rendre la plus accessible, et qui vous produit d’autant moins supportable à mes yeux que plus elle vous dépouille de tout ce pompeux éclat qui vous faisait paraître avec tant de majesté sur le faîte de vos prédécesseurs. Tout ce que j’ai à vous dire, Madame, c’est que vous le portez si haut que la vigueur de toutes les vertus épuisées par cet illustre effort ne saurait aller plus avant, et je m’imagine que la raison, s’étant entièrement jetée dans leur confidence par l’union que vous en avez pratiquée, a voulu faire voir que les choses même les plus inimitables sont de son pouvoir, et que le secours emprunté du bras surhumain n’est pas toujours nécessaire pour la production des miracles. Ainsi, Madame, vous avez mis le caractère de l’héroïque au-delà de l’enchère : vous êtes montée, en descendant du trône, sur un faîte où l’admiration la mieux essorée n’a jamais cru qu’il fût possible de s’élever ; vous avez prêté les bras à la raison et à la vertu, pour les assister à faire un miracle ; si les critiques ne veulent pas que vous soyez arrivée jusqu’au miracle, vous avez du moins atteint le degré qui lui est voisin, et au-delà duquel on ne trouve que l’infini ; vous avez victorieusement bravé tout ce qu’une fausse gloire propose aux ambitieux pour justifier leurs témérités ; vous avez renversé le temple de l’honneur, pour le rebâtir sur les lois d’une plus belle symétrie ; et pour conclure en un mot, vous avez fait un coup dont les approches et l’imitation la moins éloignée feront désormais les plus illustres. Ces deux empereurs qui ne descendent du trône qu’au travers de massacres dont le sang l’avait inondé, et dont la retraite peut passer pour une fuite que la peur d’une vengeance prochaine leur fait précipiter avec mille fausses démarches, ne prétendent point qu’on considère ce mépris qu’ils font de leur sceptre que comme une précaution politique, dont ils se prémunissent contre la rigueur du sort qui les menace, et comme un asile qu’ils cherchent à leur sûreté dans leur propre humiliation. Ils abandonnent le sceptre, parce que la peur le leur fait tomber des mains ; ils mettent la couronne à bas, parce qu’elle les accable. La pourpre leur déplaît parce que le sang des humains dont elle a été mille fois reteinte seconde continuellement les syndérèses de leur conscience, pour leur redoubler les reproches de leurs parricides. Ils fuient le sang comme des hydropiques qui s’épargnent le plaisir de boire, parce qu’il y a du danger d’en être étouffé ; ils se retirent de peur qu’on les chasse, et par une indigne bassesse qui ne peut tomber que dans les esprits des tyrans, ils sacrifient leur grandeur à leur timidité, et ne se ravalent du plus haut de la gloire jusque dans cette humiliation étonnante que pour faire un asile de leur néant, et pour se rendre méprisables à la vengeance qui pourrait attenter à leur vie. Voilà les motifs de cette illustre retraite, dont les historiens ont fait tant de bruit dans les annales des empereurs, et que je ne pense avoir été fameuse que par cette monstrueuse timidité qui porta Dioclétien à la résolution d’assurer sa vie, en la rendant indigne par son anéantissement du plus lâche courroux du dernier des hommes. Je veux bien croire, Madame, avec saint Ambroise, que ce grand adieu fut en quelque façon l’effet d’une vertu morale, et qu’à tout rompre, le désespoir n’en partagea avec elle que les mouvements du premier instinct qui firent délibérer la raison pour en résoudre. Mais je ne doute pas aussi que la vertu ne connut dès lors, par ce rude ébauchement de ce qu’elle pouvait, que si jamais la nature produisait un esprit qui fût capable de la seconder, elle entreprendrait d’accompagner cet adieu de toutes les circonstances qui seraient capables d’en faire son chef-d’œuvre et le plus haut degré de l’héroïque. Le nombre des illustres qui ont paru depuis ce temps-là n’a pas été moindre que celui des étoiles du firmament. Les Constantin, les Théodose, les Clovis, les Charlemagne, les Othon, les Louis, les Édouard, les Alphonse, les Henri, les Gustave, et plusieurs autres de cette vigueur ont été les personnages de la tragédie continuelle que l’ambition a jouée depuis ce temps-là sur le théâtre du monde. Et néanmoins, quelque grands adorateurs qu’ils aient été de la vertu, cet adieu de Dioclétien, quelque affaiblie que la gloire en fût par les circonstances, n’a jamais trouvé parmi eux que des admirateurs, et bien loin d’en rencontrer un parmi tant d’illustres qui voulût enchérir sur la gloire de ce mépris, en l’épurant de toute l’indignité qui lui fut causée par tant de lâches motifs, il n’en a seulement pas été pendant douze siècles qui ait eu la vigueur de s’élever jusqu’à son imitation. Enfin ces heureuses contrées se peuvent vanter d’avoir produit un Charles Quint qui, s’arrachant un sceptre dont l’ambition n’avait jamais été bornée par le Calpe et l’Abyla d’Hercule, le mit entre les mains de son successeur, ne se réservant autre pouvoir que celui de régner sur lui-même. Considérez s’il vous plaît, Madame, qu’il a fallu douze siècles à la vertu et à la nature pour trouver ou pour produire un homme qui fût capable d’enchérir sur Dioclétien. Encore a-t-on reproché à ce dernier, ou par calomnie ou par soupçon, que la décadence de ses premières prospérités donnait le mouvement à ce grand dessein, et que le repentir même, s’étant ensuite produit par quelque contenance forcée, ne marquait que trop que la vertu n’avait pas été la seule ouvrière de ce chef-d’œuvre. Quoi qu’il en soit, la gloire ne lui en est pas demeurée toute pure, et combien que la niche qu’il en a méritée dans le temple de la mémoire soit plus élevée que celle de Dioclétien, il faut néanmoins avouer qu’il en est resté une plus haute que ces deux-là, et que la gloire demande encore quelque chose de plus épuré pour la remplir. Il n’y a que la révolution d’un siècle depuis Charles Quint jusques à vous, quoique celle de Dioclétien jusques à Charles Quint ait été de douze. Mais la nature a eu beaucoup plus de fécondité dans ce centenaire en vous produisant, et peut se vanter d’avoir trouvé plus de force d’esprit, et plus de vigueur en vous qu’en tous les illustres qui ont paru depuis la naissance du monde. Vous avez mérité cette haute niche que la gloire désespérait de pouvoir remplir après l’infécondité de cinquante-six siècles, et cette action de l’adieu du trône se voit en vous si circonstanciée de tous les achèvements que la plus stoïque vertu pourrait souhaiter pour s’en revêtir que le panégyriste de l’Évangile qui se destine pour orateur à la femme forte n’a qu’à vous regarder pour y voir le sujet de ses éloges, et la matière la plus pathétique du monde. La même fermeté qui vous tenait sur le trône vous a tenu compagnie pour en descendre ; le sceptre, que la fortune complaisante, ou plutôt esclave de votre vertu, avait assuré dans vos mains, n’a passé en d’autres que comme un ornement de vanité, que vous avez rendu éclatant par votre mépris. Vous vous avez arraché la couronne que la gloire et la victoire s’efforçaient de vous tenir sur la tête, et leurs résistances forcées par les attaques de votre vertu n’ont servi que pour faire voir que vous prétendiez vaincre la gloire et la victoire même, et que vous vous destiniez un triomphe qui n’est point encore connu à la valeur des héros. Les passions les plus complaisantes à la raison, et les moins contraires à la vertu, n’ont seulement pas été les mobiles du premier mouvement qui vous en inspira le dessein. La réflexion, qui passe pour seconde pensée en tous les autres esprits, fut en vous la première intelligence qui donna le branle à cette illustre résolution ; et l’exécution n’en a été conclue que dans le seul conseil où la vertu, la raison, et la gloire d’intelligence en ont délibéré. On peut dire, et je puis l’avancer avec Juste Lipse, que la lassitude d’un âge presque tout consommé dans les fatigues de la guerre a fait tomber le sceptre des mains aux empereurs qui vous ont précédée ; mais on sait que, quoique votre règne ait produit autant de lauriers à la Suède que celui de Gustave Adolphe, vous n’êtes néanmoins pas encore arrivée qu’à la porte de l’âge dont l’ambition commence presque toujours de faire regarder avec apparat la vanité de sa pompe. On peut leur reprocher qu’ils ont sacrifié leur grandeur à leur ambition, et que la peur de flétrir la vigueur de leurs belles années par la faiblesse de leur caducité leur a fait donner à la vertu ce qu’ils ne ravissaient à leur vanité que pour son impuissance et par un prétexte purement politique. Que la calomnie étudie la plus belle imposture qu’elle pourra déguiser, ses couleurs ne sauraient jamais divertir nos yeux de la pureté de cet éclat qui brille avec tant de majesté sur la gloire de votre mépris ; et vous voyant sortir du balustre au travers de la foule des ambassadeurs de toute l’Europe, qui briguaient la gloire de votre alliance, que la vigueur de son génie rendait également nécessaire à ses alliés et redoutable à ses ennemis, il me semble que toutes les plus héroïques vertus se sont liguées pour vous enlever du trône à la vue de toute la vanité du monde. L’histoire romaine rapporte que Dioclétien, après qu’il eut quitté le sceptre, borna son esprit dans l’étendue d’un petit jardin, et que là, sans penser au retour, il faisait l’empereur sur des laitues dont il se nourrissait ; ce que Strada rapporte de Charles Quint est un peu plus élevé. Je ne sais pas quel sera votre historien, mais je sais bien qu’il faudrait qu’il eût été votre secrétaire, et qu’il eût eu l’honneur d’avoir été dans la confidence de ces illustres pensées qui doivent faire les entretiens de votre âme hors du trône, comme elles ont été les principes qui vous ont suggéré le dessein d’en descendre. Les occupations de ces empereurs n’étaient que des amusements à la faveur desquels ils tâchaient de tromper leur ennui et de conduire tout doucement le reste de leurs années jusque dans le tombeau. Et j’ose dire que, se défiant de leur persévérance dans un si prodigieux dessein, ils tâchaient de se rendre le retour du trône impossible par cet éloignement infini. Ce n’est pas ce qui vous alarme, Madame ; comme vous n’avez méprisé votre sceptre que pour vous réserver le pouvoir de régner sur vous-même, et sur vous seule, vous ne prétendez borner ce second empire à rien, parce que les connaissances de votre esprit s’étendent sur tout, et que vous n’ignorez que les choses qu’on n’a jamais sues. La théologie par ses lumières vous fait régner sur toute l’immortalité, sur tous les mystères les plus inaccessibles à la raison, et s’il m’est permis de parler plus hardiment, sur la divinité même. La philosophie ravit le sceptre à ses Socrate pour vous le donner et pour égaler les bornes de cet empire à toute l’étendue de la sagesse. L’histoire vous soumet tous les trônes du monde et, commençant votre règne depuis Adam, vous fait essayer le poids de tous les sceptres qu’on a jamais portés pour vous en faire un du mépris de toute leur pompe. Si je savais tout ce que vous savez, je parcourrais tout cet empire intérieur où vous vous êtes renfermée, et je ferais voir que vous ne quittez un trône dans le Septentrion que pour en étendre le pouvoir jusqu’au Midi, jusqu’en Orient, jusqu’en Occident, que vous n’abandonnez les courtes espérances de sept-huit lustres, que pour régner sur l’immortalité, que vous ne vous ravissez à la Suède que pour consacrer vos soins à un secret empire qui comprend tout, et que la réserve que vous avez faite de vous-même en disant adieu à tout le reste est et plus capable, et plus inaccessible que toutes les monarchies de la terre. Ainsi, Madame, vous n’avez quitté que ce qui bornait la capacité de vos soins pour les consacrer à l’infini, et la souveraineté en laquelle vous êtes entrée en sortant de celle de Suède ne sera bornée que par les ténèbres que les Aristote et les Platon n’ont jamais pu conquêter. Si l’ambition ne s’instruit point aujourd’hui, il ne faut point douter que son aveuglement sera éternel, et que la vertu, n’ayant rien de plus éclatant pour lui dessiller les yeux que le miracle qu’elle vient d’opérer par vos mains, ne pourra jamais s’opposer au torrent des fureurs dont cette forcenée s’immole toute la nature. À grande peine est-il un trône sous le ciel qui ne nage dans le sang que cette furie a fait verser pour en cimenter les fondements. La pourpre des Césars eût cent fois perdu son éclat si l’ambition ne l’eût reteinte dans le massacre de plus de cinquante empereurs égorgés. L’Assyrie nous fait voir des femmes qui se sacrifient leurs maris pour en faire des marchepieds. L’histoire de Thèbes aussi bien que la naissance de Rome ne sont fameuses que par les massacres d’Étéocle, de Polynice et de Remus. Le trône des Turcs ne subsiste que par les fratricides. Celui d’Angleterre a cent fois nagé dans le sang royal. N’avons-nous pas une Brunehaut, qui n’a égorgé que dix rois pour s’assurer la part qu’elle prétendait dans le trône de France ? Et les guerres, qui n’ont jamais cessé d’épuiser le monde depuis son berceau, ont-elles jamais eu d’autre but que celui de disputer la gloire ou la préséance du trône et d’étendre les bornes de quelque monarchie ? C’est à cette ambition, Madame, que vous insultez aujourd’hui par cet inimitable adieu qui vous fait abandonner votre sceptre. C’est cette fatale erreur, autorisée par le désespoir de tant de braves, que vous condamnez ou d’aveuglement, ou de manie, ou d’insensibilité. Ce sont ces empressements furieux qu’on fait pour s’élever au trône que vous méprisez impérieusement par les empressements contraires que vous avez faits pour en descendre. Et ce qui fait l’objet de toute l’ambition du monde, de toutes les passions les plus héroïques, de toutes les entreprises les plus étonnantes, de toutes les querelles des potentats, ne sert que de sujet de mépris aux lumières de votre âme, et de triomphe à la force de votre esprit. Pour enchérir sur cette élévation, il faut trouver quelque chose de plus élevé qu’un trône, de plus précieux qu’un sceptre, et de plus éclatant qu’une couronne. Et puisqu’il n’est rien qui ne soit plus bas, il faut nécessairement conclure qu’il n’est rien de plus élevé que vous, puisque vous vous êtes mise au-dessus de ce qui captive les âmes les plus élevées et les plus héroïques. Les expressions me manquent au plus fort de mes conceptions, et la nécessité de me taire m’oblige de donner au silence la continuation de ce panégyrique, en vous protestant, Madame, que je n’aurai désormais, comme je n’ai jamais eu, d’ambition dans le monde que pour vivre et mourir,

Madame,

De votre majesté,

Très humble très obéissant et très fidèle serviteur,

Dubosc de Montandré.